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M. de Bismarck. Le chancelier s’acquitta de sa tâche en honnête courtier, suivant sa propre expression qui réfléchit bien toute sa pensée. Que se passa-t-il en effet ? Les stipulations de San Stefano furent révisées, notamment en ce qui concernait les rapports des deux contractans. Au contrôle que la Russie s’était réservé, on substitua celui de tous les cabinets réunis ; on lui ravissait ainsi la situation qu’elle croyait avoir reconquise en Orient. Et pendant que l’Angleterre se faisait abandonner, par la Porte, la possession de l’île de Chypre, on décidait à Berlin que l’Autriche occuperait l’Herzégovine et la Bosnie qu’elle détient encore et qu’elle se dispose à s’annexer définitivement. Si bien que le vainqueur et le vaincu furent également sacrifiés aux passions et aux convoitises qui dominaient dans cet aréopage. Le traité de San Stefano était ainsi mis en lambeaux ; la Russie ne conservait aucun des avantages essentiels qu’elle avait exigés pour prix du sang versé ; et la Turquie, convaincue cependant qu’elle n’avait que des défenseurs à Berlin, y perdait une île et deux provinces. Tel fut le résultat de l’accord concerté entre l’Allemagne et l’Angleterre, auquel se rallia l’Autriche, accord qui a dû toute sa solidité et son influence à la participation de M. de Bismarck. Le chancelier se vengeait de son échec de 1875 ; son orgueil était satisfait ; il avait humilié, en face de l’Europe assemblée, son rival, le prince Gortchakof, le premier plénipotentiaire de la Russie au congrès de Berlin. Mais, dira-t-on, quelle fut l’attitude de l’empereur Guillaume en cette circonstance ? n’était-il pas redevable, dans une grande mesure, de sa couronne impériale, à l’affectueuse condescendance de son neveu, l’empereur Alexandre ? Ne lui avait-il pas mandé, à la veille de quitter Versailles : « La Prusse n’oubliera jamais qu’elle vous doit d’avoir empêché la guerre de prendre des proportions plus grandes ? » L’empereur Guillaume, pendant la première période de son règne, a constamment contrôlé, quand il ne les a pas inspirés, tous les actes de son gouvernement. L’histoire dira la part qu’il y a prise, l’action souveraine qu’il a exercée, bien qu’elle ait été rejetée dans l’ombre par la bruyante activité de son premier ministre ; mais, à l’époque qui nous occupe, la fatigue et le nombre des années avaient émoussé sa volonté ; il ne l’imposait plus guère, et le chancelier en triomphait aisément[1]. Il demeure acquis, par conséquent, que le chancelier, soit en 1875, soit en 1878, au congrès de

  1. Nous avons vu, dans les notes laissées par M. Gavard, que déjà en 1875 M. de Bismarck prenait sur lui de diriger la politique de l’Allemagne sans soumettre ses résolutions à l’assentiment du souverain. Il est donc permis de présumer que trois ans plus tard, abusant de l’âge de l’empereur Guillaume, il a procédé avec une plus entière indépendance.