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tristesses, les impuissances peut-être, d’un vieux mari amoureux, avec les contradictions d’une force décroissante et d’une sensibilité croissante…

Cette grande vie ne pourrait-elle se diviser en trois parts ? La première, où il avait encore sa mère qui, comme on sait, fut tout pour lui ; — la seconde, où il avait encore sa première femme, Isabelle Brandt, celle avec laquelle il s’est peint dans son âge de force et déjà de maturité, assis dans un bosquet, mettant sa mâle main dans la main qu’il sait honnête et sûre, se reposant en cette femme aimée, — parce qu’elle fut bonne, — des travaux, des orages intérieurs (no 261).

La troisième époque est celle où l’artiste au comble de la gloire, mais ayant perdu les douceurs de la famille, de la vie intime, voulut jouir au moins, et prendre possession pour son compte de cette nature que, jusque-là, il n’avait guère vue que pour l’imiter.

Le choix de la seconde femme indique ce moment de sensualité tardive qui suit les grands efforts d’esprit. C’est la beauté physique, la richesse des carnations, des chairs, le luxe de la vie qui plaît à celui en qui la vie va décroître. Plus on en a perdu en soi, et plus on en veut dans l’objet aimé… Aimé ?… Non, désiré plutôt. Voyez le portrait d’Hélène Fourment (no 281) qu’il a peint sans doute dans la première année de son mariage : Plumet blanc au chapeau, — Madame l’ambassadrice !… La robe est en velours noir, afin de mieux mettre en relief l’opulente, la blanche, l’élastique gorge. Qu’elle jouisse de sa parure, du luxe de la richesse, de tous ces fruits du génie, c’est ce qu’il veut. La voilà, ici, qui siège triomphante sous un portique (265). Plus belle encore elle apparaît dans le Massacre des Innocens, par le développement de la (aille, les beaux bras blancs (276).

L’artiste complet alors, en tous sens (il a atteint sa plus haute harmonie de coloriste), est sans réserve à elle, il savoure son bonheur superficiel, extérieur… C’est à ce moment qu’il fait son grand Jugement dernier, si beau comme gamme de couleurs, comme guirlande de figures suaves, doucement enlacées, s’aidant à monter au ciel, mais si voluptueusement pressées l’une contre l’autre, qu’elles pourraient bien oublier le ciel en chemin. À droite, parmi les bienheureuses, Hélène Fourment, les mains croisées sur sa poitrine, un peu humiliée de se trouver là, mais enfin sauvée par la grâce du génie ; à gauche, comme avertissement, instruction, je ne dirai pas menace, c’est encore trop tôt, un diable horrible qui traîne et tord deux belles femmes. Hélène, prends garde à toi !…