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qu’il n’a pas voulu quitter, comme pour dire : « Qu’importe la forme à l’esprit ? » À l’opposé, le pèlerin saint Sébald emportant son église dans l’éternel pèlerinage, c’est encore l’artiste. Ici, son âme ; l’autre figure est son corps, c’est son sublime férouer, tel qu’il voulait l’être, tel qu’il se voyait en pensée.

Conscience, patience, voilà le grand ouvrier allemand de la vieille Allemagne. Ajoutez ce qui ne se traduit pas, le Gemüth. Il y a tout cela dans le solennel Albert Dürer de la Pinacothèque, 28 ans ; tout cela, et de plus le fier géomètre, dans l’Albert Dürer en pied, sous le portique, 40 ans. Tout cela encore, et de plus le vieux lion, 50 ou 60 ans. Mais combien il a souffert ! et comme on lui a tout arraché, ongle par ongle, dent par dent ; tout arraché, la famille, la foi, hélas ! et la vie bientôt… son dur oreiller de pierre est déjà tout taillé au cimetière Saint-Jean.

Si Albert Dürer ne fut pas comme Michel-Ange le titan de l’art, il en fut un christ ; il en eut la passion. Le grand penseur dut à cette torture d’échapper à toute condition du temps, de trouver ces figures éternelles : la Melancholia, la Madeleine que l’on voit ici, d’une idéalité solitaire. Il l’a faite sans modèle, sous les combles de sa maison qu’on a eu le tort de détruire. Melancholia encore, mais cette fois résignée, harmonisée. La nature, à gauche, crie de ce qu’elle voit ; à droite, la sauvage destinée porte l’urne ; mais au milieu, dans le lointain, la rivière n’en coule pas moins, la terre n’en verdoie pas moins ; la ville et la vie vont leur train. Au milieu aussi, debout, la Madeleine pensive apporte des parfums pour embaumer la mort du monde… embaumer ?… ressusciter ?… On se trompe, lorsqu’on croit que la plupart des métiers entravent l’intelligence ou la prosaïsent. Les femmes du monde vous diront que leur imagination n’est jamais plus active que lorsqu’elles tiennent à la main un ouvrage de couture, de tapisserie, ou même le modeste tricot.

Ce qu’il y a à redire ici, c’est qu’il arrive souvent que les habitudes de l’ouvrier se retrouvent dans l’artiste, et que même les bonnes habitudes de l’un, sont parfois les défauts de l’autre. Les ouvriers artistes de l’Allemagne ont ce caractère ; ils ont martelé les vers, forgé des peintures, pioché des gravures, etc.

D’où vient cela ? De causes multiples : de ce que l’ouvrier n’a pas eu une enfance relevée par les élégances de l’art ; elles ont manqué autour de lui ; — de ce qu’il a été sans contact avec les expositions permanentes que notre ouvrier voit en passant, qui lui restent dans les yeux. L’Allemagne, comme l’Angleterre, ignore l’art séducteur de l’étalage qui est une culture quotidienne pour