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l’impassible passé ; ces regrets ont fini avant Ratisbonne. Il est temps que je ressaisisse le calme, et que s’opère l’ancien partage pour ma vie et pour le monde. Trop tard, trop loin, ces deux mots que j’ai pu m’appliquer, qui comprennent la tragédie du monde, je les retourne aux nations. Il y a là une source immense de passion historique dont profiteront mes livres.

Tantôt une jeune nation en épouse une vieille ; tantôt c’est l’inverse ; tantôt encore, c’est un mariage d’intérêt entre deux peuples de tempérament durement opposé. Il sera bon d’étudier ce qui doit s’ensuivre.

En ce qui me concerne, ce voyage m’aura aidé à me comprendre.

Grands artistes avec qui j’ai vécu quelques jours : Adam Kraft, Syrlin, Vischer, et toi, grand Albert Dürer qui les résumes tous, ne suis-je pas, moi aussi travailleur, un ouvrier laborieux, tous les jours levé à l’aube, sculptant moins la forme peut-être, dans mes œuvres, que la pensée qui les anime… Agrandi par vous d’idées nouvelles, je vais reprendre ma rude tâche d’historien où je me verrai souvent, comme la Madeleine d’Albert Dürer, portant l’urne, mais non les parfums, car il n’y a plus de fleurs en moi. Je ne remue que des cendres, et je vais comme Electre, qui portait devant elle l’urne de son fils.

Ce matin j’ai vu M. de Rothschild que j’ai trouvé seul, sans secrétaire, faisant lui-même sa besogne, les pieds démocratiquement appuyés sur un rustique banc de bois blanc. Même simplicité dans la mort. Au cimetière, chaque Rothschild a une dalle de pierre, rien de plus. M. Anselme, le fondateur de la banque allemande, habite un pavillon qui domine trois rues, comme la maison de Jacques Cœur à Bourges. la vieille mère, âgée de quatre-vingt-treize ans, continue à vivre dans la noire maison de la rue des Juifs, où son fils a commencé sa fortune. C’est chez eux une sorte de superstition touchante : le père et la mère doivent rester au foyer primitif ; cette fidélité porte bonheur à la famille. Tout serait perdu s’ils changeaient de domicile. On me dit encore que le grand souci de M. de Rothschild, c’est qu’après lui ses fils ne se partagent point la fortune qu’il leur a faite, mais qu’ils continuent ensemble à la faire prospérer.

La maison du grand financier grouille d’hommes et d’écus, et cependant nul bruit, nul embarras, grâce à l’admirable précision, la simplicité des moyens. Le sombre médiateur des nations, qui parle la langue commune à tous, l’or, les force par là de s’entendre entre elles, mieux qu’elles ne s’entendraient elles-mêmes.