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Mlecchas, qu’ils considèrent théoriquement comme de véritables outcasts, il est difficile aux Hindous de se soustraire, pour leurs puissans maîtres, à une admiration craintive qui prête à ces soi-disans parias un singulier prestige. Les relations de tout genre avec ces barbares si supérieurs en civilisation, ne sont pas seulement fréquentes ; elles apparaissent, au fond, comme honorables et flatteuses. La vanité de l’imitation mine incessamment l’instinct traditionnel et ses scrupules. La viande envahit la table de bien des brahmanes ; la souillure contractée par un voyage au-delà des mers et par les infractions qu’il entraîne n’est plus guère prise au tragique. Sur tous les points la règle s’énerve, la coutume désarme, et de proche en proche, de petit groupe en petit groupe, l’évolution s’ébranle. En face de l’administration régulière et forte de l’Angleterre, la juridiction de la caste nécessairement s’atrophie ; elle perd à la fois en étendue, en précision, en autorité. Cette décadence est attestée de toutes parts. Il ne faut pas exagérer les effets acquis ; la tendance et les conséquences prochaines ne s’en peuvent méconnaître. Il est. temps d’étudier la caste, si on la veut saisir bien vivante et sur le fait. Sans doute cette infiltration des idées et de l’imitation européennes est fort extérieure ; sans doute elle ne pénètre pas encore bien avant dans les couches profondes de cette population immense et tenace. Mais c’est justement l’ébranlement des hautes castes qui pourra entraîner rapidement tout le système. Le prestige de la classe brahmanique est pour toute l’organisation la pierre angulaire. C’est par là que la complexité aboutit à quelque unité. Ce fouillis qui déconcerte est ramené à une sorte de consistance et d’harmonie par les observances brahmaniques qu’il accepte, par la domination brahmanique qu’il consacre.

Qu’est-ce à dire ? cette unité est-elle primitive ? L’organisation brahmanique des castes est-elle à la racine même du régime ou n’en marque-t-elle que la forme dernière ? La question est capitale. Les longs détails qui précèdent ont pour but, — et c’est leur excuse, — d’en préparer l’examen[1].


EMILE SENART.

  1. Cette étude était achevée et le présent travail déjà imprimé quand me sont parvenus les rapports généraux de M. J.-A. Baines, sur le dernier recensement de l’Inde, en 1891. Ce vaste travail, œuvre d’un esprit ingénieux et pénétrant, couronne dignement la série des documens de même genre auxquels je me suis référé. Je suis heureux de le signaler ici. On me permettra d’ajouter que, destiné surtout à résumer et à mettre à jour les données statistiques, il ne pouvait être de nature à modifier ni l’esquisse générale ni les vues historiques que je me suis proposé de présenter ici.