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dans la même situation qu’avant et plutôt moins agitée. Mais qui pouvait le savoir ? Tocqueville, au moins, l’avait prévu et l’avait dit.

Les démocraties sont aussi, et pour les mêmes raisons, très pacifiques. D’abord elles n’aiment pas les changemens, et une grande guerre est un changement profond dans tout l’état social ; ensuite elles n’aiment pas la guerre parce qu’elles n’aiment ni la victoire ni la défaite. La défaite est funeste à leurs intérêts et la victoire à leurs préjugés. La défaite est ruineuse, perturbatrice de tous les intérêts de la classe moyenne pour une ou deux générations. La victoire crée non seulement un chef, ce dont la démocratie s’accommode, mais une hiérarchie, ce qui est son contraire. Elle militarise une nation et la dispose, du haut en bas, selon la hiérarchie militaire ; elle crée même, pour un temps, qui peut être long, une caste, la caste des guerriers, qui est une chose insupportable à une nation démocratique. La démocratie est donc aussi pacifique que conservatrice. Elle admettra, à la rigueur, des guerres de commerce, des guerres lointaines, faites avec des vaisseaux, comme Carthage ; des guerres d’extension territoriale, non ; celles-là, ce sont les monarques ou les aristocraties puissantes qui les font. Tocqueville n’a pas développé ces idées, et je mets ici du mien ; mais il les a indiquées. — Enfin les démocraties comportent, selon Tocqueville, une certaine douceur de mœurs et la développent. Les classes, en divisant une nation, développent la solidarité de chacune dans son sein, et l’empêchent de naître dans la nation tout entière. Elles font dans le pays comme un certain nombre de camps qui se regardent les uns les autres avec colère, ou tout au moins animosité. La suppression des classes, l’égalité relative des conditions rend l’homme sympathique à son semblable, parce que celui-ci devient son semblable. La sympathie pour autrui étant d’abord un retour que je fais sur moi-même, puis cette réflexion que cet autre est un être comme moi, elle ne peut exister que si les autres sont visiblement de la même nature que moi-même. Cette parité est précisément ce que la division d’un peuple en classes fait disparaître ou oublier. La démocratie est donc favorable à la douceur de l’homme envers l’homme. La Révolution française a eu comme l’intuition de cela lorsque, détruisant les classes, elle a inscrit dans sa devise : Fraternité.

Ici Tocqueville me semble tout simplement se tromper, par un oubli singulier. Il songe aux classes, et il ne songe pas aux partis. Quand on passe de l’aristocratie à l’état démocratique, ceux-ci remplacent celles-là, et la haine n’est pas moins vive entre les uns qu’entre les autres. Elle l’est plus. Les classes se méprisent ou