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justice absolument indépendante de l’État, absolument décidée à lui donner tort, s’il a tort, et assez forte pour lui donner tort en effet.— C’est assez dire que le problème est insoluble. Il avait été résolu sous l’ancienne monarchie d’une façon accidentelle et par un accident honteux, qui, comme il arrive en notre pauvre monde, avait eu d’excellens résultats. En un temps où la propriété était chose très respectée, la magistrature était devenue une propriété. L’Etat, par besoin d’argent, avait vendu le droit de juger. Les acquéreurs de ce droit étaient devenus une classe, à peu près héréditaire, très indépendante par sa fortune, possédant hérédité, traditions, perpétuité, esprit de corps : bref, une aristocratie. Elle formait, entre l’Etat et l’individu, un pouvoir intermédiaire, qui était une garantie, insuffisante, bien entendu, mais très réelle, de liberté. Rien ne prouve mieux que la liberté n’est garantie que par des pouvoirs intermédiaires, c’est-à-dire par des aristocraties. Dans l’état démocratique pur, le problème se présente sans solution. Si la magistrature est nommée par l’Etat, elle lui appartient ; si elle est élective, elle appartient aux électeurs, c’est-à-dire à un parti. Dans les deux cas, elle est incapable de protéger les minorités ou les individualités ; elle a le caractère ou d’un tribunal administratif ou d’un comité politique ; ni tribunal administratif, ni comité politique ne peuvent passer pour des sanctuaires d’impartialité. Ce n’en est pas fait de la magistrature éclairée, prudente, respectueuse de soi-même et de la loi, bien intentionnée ; mais c’en est fait de la magistrature absolument indépendante. Une magistrature n’est indépendante que dans deux cas : si elle a un caractère sacré dans un pays très religieux, si elle est assez forte par sa richesse pour n’avoir rien ni à espérer ni à craindre de personne ; dans les deux cas, si elle est indépendante, c’est qu’elle est ou une caste ou une classe, c’est-à-dire un pouvoir, dans le sens précis du mot, une force autonome. — Une démocratie soucieuse de ses intérêts plus que de ses passions pourrait peut-être faire dans son propre sein de la magistrature une sorte de classe factice. Il suffirait que la magistrature ne fût nommée ni par le pouvoir ni par les électeurs, mais par elle-même, tous les magistrats, par exemple, nommant la Cour de cassation, et la Cour de cassation tous les magistrats, et les choses continuant ainsi indéfiniment. Voilà une classe constituée. Elle ne demande rien ni au pouvoir central ni au suffrage universel ; elle vit par elle-même, elle est assez nombreuse pour n’être pas une coterie ; elle a ses traditions et sa perpétuité, elle doit être indépendante, impartiale et ferme. Je n’ai pas besoin de dire que cette organisation n’a aucune chance d’être essayée chez un peuple qui trouve corps trop aristocratiques et détonnant dans l’ensemble des