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bienfaisante erreur. On sait le reste : les amours de Janik et du faux cousin, le retour du cousin véritable, l’aveu de la supercherie et le dénouement. Jacquemin étant resté flibustier dans l’âme ; Pierre, au contraire ayant pris là-bas, en Amérique, le goût de la terre ferme, Janik, fille et petite-fille de gens de mer, épousera le marin. Et dans la rivalité des deux hommes, dans l’opposition des deux élémens qu’ils représentent, la terre et l’océan, il est possible de trouver une certaine grandeur naturaliste et symbolique.

Le Flibustier est la première œuvre dramatique de l’école russe représentée en France. Or voici comment, dans un excellent petit volume, notre très distingué confrère M. Albert Soubies caractérisait récemment l’école en question : « Si l’on voulait, dit-il, déterminer ce qui constitue la note tout à fait spéciale de la musique russe, il faudrait, selon nous, observer que l’on est en présence, pour la première fois peut-être, d’un art très jeune, dont l’inspiration est fraîche et populaire, et qui en même temps, par un concours singulier de circonstances, a à sa disposition un luxe scientifique, une souplesse technique, qui, ailleurs, n’ont été le fruit que d’une élaboration très lente. Une abondance et une franchise mélodiques toutes juvéniles, la fleur d’un tempérament vigoureux, non encore usé par un excès de civilisation, et participant même, si l’on nous permet cette expression à peine exagérée, à la rude et vivace énergie barbare, se trouvent avoir à leur service les secrets les plus profonds, les formules les plus savantes, la doctrine la plus raffinée. Il y a dans ce contraste même quelque chose de piquant, d’imprévu, qui sûrement explique en partie la séduction, tout à fait sui generis, qu’exerce sur notre goût cette musique étrange et puissante[1]. »

Autant de mots, autant de vérités, hormis toutefois certaines expressions : vigueur, rudesse, puissance, qui ne sauraient convenir à l’œuvre particulière que nous étudions. Mais le reste est l’exactitude même, et l’un des charmes du Flibustier, en ses pages charmantes, tient en effet au contraste, ou mieux à la conciliation d’une inspiration jeune avec une vieille expérience.

Il y a plus, et l’école russe a d’autres principes encore. Elle estime, par exemple, que la musique de théâtre doit posséder, indépendamment de la valeur expressive, une valeur intrinsèque et absolue. Or cette valeur spécifique, cette beauté propre, cette musicalité, pour ainsi dire, de la musique dramatique, est un mérite rare aujourd’hui. J’ai cru le trouver dans le Flibustier, et j’aimerais à montrer qu’en effet il s’y trouve. Pas d’équivoque pourtant. Il est entendu que nous sommes en présence d’une partition moderne, c’est-à-dire d’une œuvre

  1. Précis de l’histoire de la musique russe, par M. Albert Soubies, Paris, librairie Fischbacher, 1893.