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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/782

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le poète. Comment cette femme énergique, qui est toute livrée aux soucis du gouvernement et du commandement, pourra-t-elle descendre aux faiblesses de l’amour ? Virgile a mis dans son cœur un sentiment qui fait la transition : elle est humaine, généreuse ; elle traite bien les étrangers ; comme elle a connu le malheur, elle est pleine de pitié pour les malheureux. C’est ce qui montre que dans cette âme virile il y a place pour des émotions plus douces et ce qui nous prépare à voir sans trop de surprise Didon amoureuse.

La manière dont l’amour naît chez elle convient à son âge et à son caractère. Ce n’est pas tout à fait une de ces impressions subites et irrésistibles que la beauté d’un homme produit sur un jeune cœur. Cependant Vénus a pris soin de mettre sur le visage d’Enée une couche nouvelle de jeunesse, et, comme elle sait l’importance des premières rencontres, elle le fait apparaître dans une sorte de coup de théâtre ; elle déchire brusquement la nuée qui le cache, et le place à l’improviste devant la reine tout éclatant d’une beauté divine. Cette apparition imprévue ne laisse pas Didon insensible ; elle est femme, elle a remarqué la belle mine d’Enée (quem sese ore ferens ! ) et le poète nous dit que ses traits sont restés gravés au fond de son âme. Mais ce qui l’a véritablement séduite, c’est sa vaillance et son malheur. Quand elle lui entend raconter la dernière nuit de Troie et les aventures extraordinaires qui l’ont conduit de la Phrygie en Afrique, elle ne peut plus résister :

Heu ! quibus ille
Jactatus fatis, quæ bella exhausta canebat !

elle veut toujours qu’il recommence, elle s’enivre de ce récit qui l’enchante et, à chaque fois, « le trait empoisonné s’enfonce davantage dans ses flancs ».

Sa passion est violente. Virgile dit qu’elle est atteinte d’une blessure secrète, qu’une flamme la dévore jusqu’aux os ; toutes ces expressions, en passant dans le langage de la galanterie, ont perdu leur force, et sont devenues des métaphores ; ici, il faut les prendre à la lettre ; et pourtant elle hésite, elle se défend contre elle-même, et il ne faut pas moins que l’intervention de deux déesses pour qu’elle soit vaincue. Pourquoi donc fait-elle une si belle résistance ? Elle n’a pas les mêmes raisons que Médée et qu’Ariane, qui en écoutant le bel étranger trahissent leur père et leur pays. Elle ne dépend de personne ; elle est maîtresse d’elle-même ; elle ne craint pas de nuire à sa ville naissante, puisque au contraire sa sœur, Anna, vient de lui prouver que l’aide des Troyens lui donnera la sécurité et la gloire. Ce qui la retient, ce qui cause les inquiétudes et les remords qui la troublent, c’est le souvenir