Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/844

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poésie, à son plus haut degré d’élévation, est tout extérieure. Lorsqu’elle se relire au dedans de l’âme, elle est envoie de déclin. » C’est faire un peu trop hon marché du cœur, qui ne fait pas seulement l’homme éloquent, mais encore le vrai poète. Si Goethe eût été d’une insensibilité aussi olympienne qu’on l’imagine, il n’eût pas écrit Faust ni Wilhelm Meister.

Un critique allemand, M. Scherer, persuadé que l’œuvre, c’est l’homme, a voulu retrouver dans le caractère de Goethe la synthèse harmonieuse de tous les grands types qu’il a dépeints : le « sensitif » et le rêveur exalté, tel que Werther, qui vibrent au souffle de toutes choses, n’écoutent que la voix de leur passion et finissent par rendre les autres comme eux victimes de leur propre cœur ; les « actifs », comme le comte d’Egmont, les magnanimes qui se vouent à quelque grande cause, à l’amitié, à la patrie, au genre humain ; les « négateurs » comme Méphistophélès, dont l’ironie raille tout idéal et, par là, oblige l’idéal à se transformer sans cesse ; enfin les sensitifs devenus actifs, comme Faust et Wilhelm Meister, passant de la science ou du rêve au doute et à la faute, des épreuves de la pensée et du sentiment à l’action, seule capable de raffermir la pensée et de purifier la volonté. Que Gœthe ait tout réuni en lui, parce qu’il a tout dépeint comme Shakspeare ou Balzac, c’est ce qui ne serait certain que si le caractère personnel du poète était adéquat à son imagination créatrice.

Dans certains cas, le développement considérable de l’intelligence peut paralyser la volonté. Cet effet s’explique par diverses causes. L’action de l’intelligence est tout intérieure, concentrée au cerveau : la vie peut donc finir par se retirer en quelque sorte dans la tête, sans éprouver le besoin de se répandre au dehors. De là les méditatifs et contemplatifs, qui ont leur univers en eux-mêmes, n’agissent qu’avec leur pensée, ne voyagent que d’idée en idée et vivent absorbés dans ce panorama intérieur. Ils dépensent trop d’énergie au dedans pour qu’il en reste à déverser au dehors. Une seconde raison fait que le développement de l’intelligence peut produire un effet d’arrêt et « d’inhibition » sur la volonté : c’est que l’intelligence aboutit à trop voir en toute chose le pour et le contre. Agir, se lancer, se risquer, c’est être possédé par une seule idée, et fermer les yeux au reste. Mais il est des intellectuels dont les yeux sont grands ouverts à toutes choses. A force de voir des raisons d’agir, des raisons de ne pas agir, ils s’en tiennent à la vieille maxime : Abstiens-toi. Sous ses diverses formes, le doute objectif comme le doute sur soi peut paralyser tout mouvement et toute activité. Au contraire, la certitude est une des plus grandes forces, et la foi, cette certitude fondée sur