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d’exprimer, en vivant langage, par le geste et par la parole, toutes les choses obscures qu’il avait dans l’âme. Entré dans les coulisses, lieu de cabotinage et de rivalités mesquines, il sut conserver, sans jamais s’en départir, sa hautaine réserve de gentilhomme-déchu. Mais cet oubli qu’il désirait, il ne lui fut pas donné de le connaître. Il s’épuisait à l’atteindre : ses rôles préférés, ceux qui l’attiraient invinciblement, étaient ceux où les poètes ont voulu dire tous les tourmens des dégénérés, Hamlet, Oswald des Revenans. Il fit, de ce dernier, une création troublante, qui donna le frisson à toute la salle. Applaudi par les uns, sifflé par les autres, il effraya tout le monde, et personne ne le comprit. Il eut, d’abord, une célébrité d’excentrique. Bientôt, et soudainement, il quitte les planches. Il était trop grand seigneur pour y vivre de son gain, dédaigneux du métal, généreux pour tous ceux qui l’approchaient, menant un train de maison hors de proportion avec sa fortune. — Alors il écrit son premier roman, Races sans espoir (Haablöse Slægter). C’est la monographie pitoyable de son état psychologique, la notation tragique de toutes les angoisses qu’il avait subies depuis qu’il s’observait lui-même. Un cri d’épouvante lui échappe quand il se voit jeté sur cette terre marâtre, au milieu d’une société qui ne le comprend plus, ayant dans le cœur tous les appétits furieux d’un autre âge, dont il soutire et qu’il lui faut combattre. Il est vaincu d’avance, promis à la mort ; il le sait et ne s’en plaint pas. Il est de ceux que l’humanité laisse en arrière sur la route de la vie, au bord du fossé, harassés et meurtris. C’est la fatalité de l’évolution. Le monde est plein de forces et de sève ; qu’importe un homme de moins à ce vaste univers ? — Résignons-nous !

C’est le dernier mot de son premier roman ; ce sera le dernier mot du dernier.

Races sans espoir, aussitôt paru, eut un succès énorme. Le nom du nouveau maître se répandit dans les trois pays ; l’Allemagne, elle aussi, fut conquise. Tous les journaux se disputèrent une si précieuse collaboration. La gloire venait, l’argent suivait sans doute. Il ne les attendit pas, son humeur vagabonde ; l’entraînait vers d’autres destinées. Berlin l’attirait : il y va. Il est forcé d’en partir pour avoir irrévérencieusement, dans une correspondance danoise restée célèbre, comparé le jeune Kaiser et sa famille au directeur d’un cirque forain alors fort connu dans le Nord. Il se sauve à Vienne, puis à Prague, où il reste pendant quelques mois. Cependant la police impériale le traquait ; son asile est découvert, on l’en chasse. Il s’échappe tant bien que mal, revient à Copenhague, las, appauvri, irrité. Un imprésario