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d’une lumière crue qui accuse les traits et tranche nettement les silhouettes. Car il est resté l’impressionniste qui rend ce qu’il a ressenti avec une remarquable puissance de vérité. Chaque mot apporte avec soi sa gerbe de sensations, chaque mot a sa vie, chaque mot est riche de matière. Cette faculté absorbe en elle toutes les autres facultés de l’écrivain. Bang connaît très bien l’aller et le venir de ses personnages, leurs yeux, leur bouche, leur physionomie, il les entend même chuchoter, mais leur pensée lui échappe. Non en totalité, — car, en ce cas, il ne serait pas poète, — mais en partie. Cette impuissance est la frontière de. son talent. C’est un visuel, dont le regard, charmé, reste à la surface sans aller jusqu’au centre caché, jusqu’au foyer rayonnant dont l’être tout entier tire sa lumière et sa chaleur.

Toutes ces qualités et tous ces défauts apparaissent en pleine clarté, dans Tine.

Tine, à certains égards, est la première partie d’une épopée dont le Dernier Danois sera la conclusion. Sujet : la disparition d’un peuple vieilli. Le roman s’ouvre en pleine action, à deux pas de la frontière où tonne le canon. La guerre de 1864, qui fut pour le Danemark la guerre terrible, vient de commencer. L’armée est partie pour les retranchemens de Dannevirk. L’inspecteur Berg, du village de Norup, l’a suivie, soldat, le fusil sur l’épaule, et sa femme et son fils se sont réfugiés dans l’intérieur du pays. Tine Bœlling, leur amie, leur sœur presque, est restée au village, avec ses vieux parens. Elle rétablit l’ordre dans la maison des absens, bouleversée par ce départ hâtif. La scène est simple, d’une gravité large. On dirait l’exposition faite par un chœur de vieillards craintifs, dans une tragédie antique :

« Le vieux Bœlling n’entendait pas ce qu’on disait, n’écoutant que ses propres pensées. Il y en avait treize d’appelés parmi les gens de la paroisse. — Que la volonté de Dieu soit faite ! — dit-il ; et il se leva.

« Les vieux voulaient rentrer. Tine… ne les laissa pas partir avant qu’ils ne lui eussent donné un coup de main… Elle alla dans la chambre du fond et détacha du mur le roi Frédéric, — la bataille d’Isted, — et la bataille de Frédéricia…

« Mme Bœlling regardait les héros d’Isted qui, le front bandé, combattaient encore ; elle les contempla longuement et deux petites larmes tombèrent sur le verre. Elle pensait à Unis les blessés, à tous les morts qu’on allait recueillir. — Donne, la mère, — dit Bœlling, en lui prenant l’estampe des mains. Mais il la garda si longtemps que Tine dut la lui reprendre[1]. »

  1. Traduction de M. le comte Prozor (Grasilier, éditeur).