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de la féodalité naissante, œuvre non d’amuseurs publics, mais de guerriers : — ou bien, elle a germé pendant les grandes luttes contre les Saxons ou lorsque frappait le bon marteau de Charles ; — ou, plus anciennement encore, pour dire la gloire des Chilpéric et des Chlodoveg ; — ou bien, elle plonge par ses racines jusqu’aux premiers temps de notre histoire, alors que, dans les villas des chefs francs, la harpe, aux festins, passait de main en main. Car il a existé une épopée mérovingienne, héritière de l’épopée germanique et dont nos chansons de geste ne sont que le dernier remaniement. Des Germains de Tacite à Théroulde et aux plus récens trouvères, nulle solution de continuité ; mais une hérédité ininterrompue qui transmet les légendes, une force qui les adapte, les combine, les remanie, transforme Charles-Martel en Charlemagne, Chlodovinc en Floovent, Alberich en Obéron. Il en est de nos chansons de geste comme de ces vieilles cathédrales où les styles se superposent, roman, gothique, flamboyant : chaque génération lui a imposé sa pensée et sa forme. Dépouillons donc le diamant brut de sa monture de clinquant ; brisons les cycles formés par des jongleurs tard venus ; ne prenons pas garde à la misère de ces tirades monorimes ; rejetons ces épisodes postiches. Voici que, sous le badigeon, reparaît la fresque primitive. Voici la chanson, telle qu’elle naquit au Xe siècle, ou plus anciennement encore, aux jours où les guerriers se sentaient eux-mêmes personnages épiques et « croyaient entendre dans la bataille la chanson insultante ou glorieuse qu’on ferait sur eux », alors que


…les épopées
Tourbillonnaient dans l’air au vent de leurs épées.


Voyez ces œuvres composites, Raoul de Cambrai, Aymeri, le Couronnement de Louis : les jongleurs qui les ont rimées tardivement ne valaient ni plus ni moins que la plupart de leurs confrères. Il est manifeste que celui-ci ne comprend plus clairement les traditions dont il hérite ; les données même de son sujet représentent un état de la féodalité devenu inintelligible à son époque. Cet autre résume, à son insu, les chants imaginés, au IXe siècle, par les combat tans des guerres sarrasines et répétés par plusieurs lignées de rapsodes. Dans cette autre chanson, le travail des siècles a entremêlé les fils de vingt traditions, si bien que la figure du même héros se compose de traits empruntés à trois ou quatre personnages divers : le faible empereur du Couronnement, c’est Louis le Débonnaire, et c’est aussi Louis d’Outremer et Lothaire ; son défenseur. Guillaume, c’est Guillaume comte de Toulouse, et c’est aussi Guillaume tête d’Etoupes, Guillaume Fierabras et Guillaume de Montreuil-sur-Mer. Cette courte épopée.