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ingrédiens romanesques. Des chevaliers sont tombés entre les mains de païens qui les entraînent dans quelque ville fabuleuse, les jettent dans une horrible prison. Mais une princesse sarrasine s’éprend de l’un d’eux et leur porte secours. Elle reparaît toujours la même, amoureuse et compatissante, plus blanche que neige en février et que fleur d’épine, les yeux vairs comme ceux du faucon, assise dans une salle qui sent l’hysope, le garingal, l’encens et où résonnent des orgues merveilleuses. Elle est plus ou moins magicienne, soit qu’elle éteigne le feu grégeois en y versant du lait de chamelle et du vinaigre, soit qu’elle possède une ceinture ou des herbes qui rendent les blessés plus sains que prune de prunier, soit qu’elle précipite sur les ennemis des fantômes, des ours, des lions, des géans qui portent des moines noirs sur leur dos. Le poète varie à son gré les périls des captifs : le courage de la princesse les surmonte successivement, jusqu’au jour où les païens sont finalement déconfits, et tout se termine par le baptême et le mariage de l’héroïne. Dans la Mort Aymeri, c’est toute une armée de pucelles sarrasines qui se fait ainsi baptiser. Dans l’épopée française, on le sait, ce sont des trouvères récens qui ont dressé aux héros des généalogies, et les parens y naissent communément après leurs enfans : il en résulte cette conséquence curieuse, qu’à la souche de toutes les grandes familles épiques de France, se trouvent des mères sarrasines : Orable, Galiene. Maugalie, Anselme, Mirabel, Floripas, Rosamonde.

Ces poèmes ne sont pourtant point méprisables. Ils n’ont d’autre objet que l’amusement, mais l’amusement d’une génération brillante. L’esprit chevaleresque du XIIIe siècle s’y exprime excellemment. Il ne faut pas oublier que c’est le plus souvent sous cette forme rajeunie que nos chansons de geste ont passé nos frontières et ravi l’Europe féodale. « L’abbé Robert a traduit du français, et le roi Haakon, fils du roi Haakou, a fait faire ce livre en norrain pour votre divertissement… » C’est ce qu’on lit dans une saga norvégienne, publiée par la Société des Anciens Textes. Si le roi Haakon V se faisait ainsi traduire, vers 1240, notre Elie de Saint-Gille, si un poème néerlandais, un roman italien en ottava rima, des romances espagnoles renouvellent la matière d’Aiol, si les minnesinger chantent par toute l’Allemagne Roland et Guillaume d’Orange, ce n’est pas la puissance des vieilles épopées qui les a charmés. Sous leur forme première, elles eussent été malaisément transportables. Mais elles se répandent, quand elles sont devenues chevaleresques, élégantes ; à toute époque, ce qui, dans notre littérature, a séduit les étrangers, c’est d’abord la courtoisie et la politesse françaises.

À ce besoin d’amusement, à ce goût de la merveille romanesque