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la mort. C’est ce crime dont aujourd’hui Tullio s’accuse, et dont il écrit dans l’Intrus le récit et la confession, espérant que par-là peut-être il arrivera à soulager sa conscience et à exorciser le fantôme.

On voit assez de quoi il s’agit dans cette histoire. Rien n’y est engagé qui ne vienne des sens. C’est la fièvre des sens qui a ramené Tullio à Juliane, elle qui a fait de lui un meurtrier. Guidé par le désir, Tullio est devenu l’amant de sa femme et il a repris en Juliane celle de ses maîtresses qui, après expérience et vérification faite, peut lui procurer le plus de plaisir. Il n’y a dans tout cela rien autre chose. Il n’y a ni une ombre de générosité, ni un atome de pardon.

Dans la Tourmente, il en va tout autrement. Ce dont il est question cette fois, c’est bien de l’effort tenté par deux êtres qui ne sont point vils pour s’élever au-dessus des conditions de l’humanité moyenne. Ce qu’on soumet ici à l’examen et à l’analyse, c’est la possibilité elle-même de l’abnégation dans un cas déterminé, et les chances qu’il y a de faire prédominer la partie élevée de l’être sur les sensations basses. Jacques Halluys n’est pas un débauché. Il a toujours évité de traiter sa femme, Thérèse, en maîtresse ; et s’il l’aime, ce n’est pas seulement par un entraînement physique, mais c’est aussi parce qu’il croit avoir deviné chez la jeune femme une véritable noblesse d’âme. En fait, il a la preuve qu’il avait deviné juste, dans le moment même où il apprend la trahison de Thérèse. Car c’est elle qui volontairement lui en fait l’aveu. Elle ne peut plus supporter le poids de la honte. Elle vient, moderne Princesse de Clèves, confesser non pas la crainte où elle est de faillir, mais son remords d’avoir failli. Elle vient vers celui qui est son allié naturel, afin qu’ils cherchent ensemble s’il n’y aurait pas un moyen d’échapper à l’abîme de misère où elle les a jetés tous les deux. Lui donc ne refuse pas l’aide qu’elle est venue lui demander. Il est touché par la générosité de son aveu comme par la sincérité de son repentir. Il espère dans la vertu de la souffrance. Leur commune douleur sera entre eux un lien nouveau. C’est un élan vers l’idéal, une ascension vers un héroïsme surhumain. Et il semble d’abord qu’ils soient récompensés de leur bonne volonté et que l’entier pardon leur ait rendu le bonheur.

Combien ce bonheur est fragile et le peu qu’il faudra pour en dissiper le mensonge, c’est ce que l’auteur a montré dans les dernières pages du livre ; ce sont ces pages qui donnent à l’étude toute sa portée morale. Car on s’imagine que l’apaisement peu à peu viendra, qu’on oubliera ; on n’oublie pas. Par momens on se fait cette illusion, qu’on a triomphé complètement de la rancune et de la jalousie : c’est qu’alors l’intensité du désir ne nous laisse plus la liberté de réfléchir ; une fois de plus nous sommes tombés dans le piège que la nature tend à l’individu. Mais la possession satisfaite ne laisse après elle