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commodant et coupant de quoi me vêtir. Je taillai et me fis, dans une basquine de drap bleu que j’avais, des chausses, et d’un cotillon vert de tiretaine que je portais dessous, un pourpoint et des guêtres. Ne sachant que faire de mon habit, je le laissai là. Je me coupai les cheveux et les jetai. La troisième nuit, je partis et, poussant à l’aventure à travers routes et villages, afin de gagner au large, je vins aboutir à Vitoria, à une vingtaine de lieues de San Sebastian, à pied et très lasse, sans avoir rien mangé que les herbes que je trouvais le long du chemin.

J’entrai dans Vitoria sans savoir où gîter. Au bout de quelques jours, je m’accommodai avec le docteur don Francisco de Cerralta qui y occupait une chaire, lequel m’accueillit facilement, sans me connaître, et m’habilla. Il était marié avec une cousine germaine de ma mère, à ce que je sus depuis ; mais je ne me découvris point. Je demeurai avec lui quelque chose comme trois mois, au cours desquels, me voyant bien lire le latin, il se prit de plus de goût pour moi et me voulut faire étudier. Je m’y refusai, il s’entêta, insistant à renfort de mains. Là-dessus, je déterminai de le quitter, ce que je fis ainsi : je lui pris quelque monnaie, et m’arrangeant avec un muletier qui allait à Valladolid, à quarante-cinq lieues de là, je partis en sa compagnie.

En entrant à Valladolid où se tenait pour lors la cour, je me plaçai comme page chez don Juan de Idiaquez, secrétaire du Roi. Il me vêtit proprement, et je pris le nom de Francisco Loyola. Je demeurai là sept mois, bien aise. Au bout de ce temps, une nuit que je me tenais à la porte avec un autre page, mon compagnon, mon père survint et s’enquit de nous si le seigneur don Juan était céans. Mon camarade répondit que oui. Mon père lui dit de l’aviser qu’il était là. Le page monta, et je restai avec mon père sans nous dire mot et sans qu’il me reconnût. Le page revint et lui dit de monter. Il entra, je le suivis. Don Juan sortit sur l’escalier et, l’accolant, s’écria : — Seigneur Capitaine, quel bon vent vous amène ? Mon père lui répondit de telle sorte qu’il comprit qu’il avait quelque ennui. Il rentra, congédia une visite et revint. Ils s’assirent. Il demanda ce qu’il y avait de neuf, et mon père lui dit comme quoi sa fille s’était sauvée du couvent, ce qui l’amenait dans ces parages, à sa recherche. Don Juan témoigna d’en être très marri, autant pour le chagrin qu’en avait mon père et pour moi qu’il aimait fort, qu’à cause du couvent dont il était patron par fondation de ses ancêtres et du pays où il était né. Quant à moi, après avoir ouï l’entretien et les doléances paternelles, je me retirai, courus à mon appartement, pris mes hardes et sortis emportant à peu près