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capitane, l’an mil six cent vingt-quatre. Le général m’y accueillit fort obligeamment, me régala, me fit asseoir à sa table et me continua cet honnête traitement jusques à plus de deux cents lieues en deçà du canal de Bahama. Mais, un beau jour, dans une querelle de jeu, il m’advint d’égratigner quelqu’un au visage avec un couteau qui se trouva là. On s’en inquiéta fort. Le général se vit contraint de m’éloigner et me transborda sur la nef amirale, où j’avais des compatriotes. Ce changement ne fut pas de mon goût et je le priai de me faire passer sur le San Telmo, capitaine Andrès de Oton. Il y consentit ; mais j’y eus de l’ennui, car cette patache qui servait d’aviso faisait eau, et nous faillîmes nous y noyer.

Grâce à Dieu, nous arrivâmes à Cadix le premier de novembre de mil six cent vingt-quatre. Nous débarquâmes et je restai huit jours en cette ville. Le seigneur don Fadrique de Toledo, général de l’armada, fut très gracieux pour moi. Il avait à son service deux de mes frères que je reconnus et lui fis connaître. Depuis lors, pour me faire honneur, il les avança beaucoup, gardant l’un d’eux à son service et donnant une enseigne à l’autre.



XXIII



De Cadix, j’allai à Séville, où je demeurai quinze jours, me celant autant que possible et fuyant le peuple qui s’attroupait pour me voir vêtue en habits d’homme. De là, je gagnai Madrid. J’y restai vingt jours sans me montrer. On m’arrêta, je ne sais pourquoi, par ordre du vicaire. Le comte de Olivares me fit aussitôt relâcher. Alors, je m’accommodai avec le comte de Javier qui partait pour Pampelune et lui fis compagnie et service environ deux mois.

De Pampelune, quittant le comte de Javier, je partis pour Rome, car c’était l’année sainte du Grand Jubilé. Je m’acheminai par la France. Je souffris de cruelles misères, car, en traversant le Piémont, aux approches de Turin, je fus accusé d’être un espion espagnol, arrêté, dépouillé du peu de deniers et d’habits que j’avais, et tenu cinquante jours en prison. Après quoi, ces gens ayant, à ce que je présume, fait leurs diligences et n’ayant relevé aucune charge contre moi, me relâchèrent. Mais ils ne me laissèrent pas continuer mon voyage et m’enjoignirent de rebrousser chemin, sous peine des galères. Je dus donc m’en retourner à grand’peine, pauvre, à pied et mendiant. Ayant gagné Toulouse de France, je me présentai au comte de Gramont, vice-roi de Pau et gouverneur de Bayonne, auquel en venant j’avais apporté