Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montantes de son humeur, quand il est amoureux de lui-même et content de l’univers. Si timide, si réservé qu’il soit, il en veut aux solliciteurs craintifs qui ne viennent pas à lui dans les rares et heureux momens où il est disposé à les obliger. Mais l’Anglais de Londres n’a jamais le temps de plonger pour repêcher un homme qui se noie. En vérité, l’ami assez sot pour se laisser tomber à l’eau ne lui inspire qu’un sentiment d’aigreur et de colère. Une fois enfoncé dans les flots fangeux de la vie, nage, mon cher, et tire-toi d’embarras si tu peux : personne ne te tendra la perche. »

Que voulez-vous ? l’Anglais a tant d’affaires sur les bras, sa vie est si agitée et si inquiète, ses heures sont si précieuses, qu’il lui reste peu de temps pour aimer ses amis. M. Malabari en a fait plus d’une fois l’expérience, et ce souvenir lui est amer. Un grand personnage de Londres qui lui témoignait quelque affection lui avait donné rendez-vous pour traiter avec lui un sujet qu’il avait à cœur : il s’agissait d’un comité à former pour l’amélioration du sort des femmes dans l’Inde. Tout en l’écoutant, le Londonien fumait et par instans jetait un coup d’œil furtif sur des lettres qu’on venait de lui apporter. C’était là un de ces mauvais procédés que les Orientaux qualifient d’oubli de toute bienséance. M. Malabari ne s’en formalisa point ; il savait que cet Anglais en eût usé de même avec son propre frère. Ce qui l’affligea davantage, c’est qu’au fort de la discussion, il vit son noble ami faire un bond, en s’écriant : « Excusez-moi ! Affaire pressée ! Mardi je serai plus libre. » Et là-dessus il lui serra les deux mains, prit ses lettres et partit. Une autre fois. M. Malabari fut reçu par un vénérable prélat, qui lui voulait beaucoup de bien, et qui lui fit à son arrivée l’accueil le plus chaud, le plus cordial ; mais après deux minutes d’entretien : « Donnez-moi de vos nouvelles de temps à autre ! » lui dit-il, et il ajouta en le reconduisant : « Dieu vous bénisse ! » La conclusion de M. Malabari est que la véritable amitié est une plante que le pâle soleil de Londres ne verra jamais fleurir, que l’Asie est la seule partie du monde où un homme soit capable de tout oublier pour écouter un ami et, après l’avoir écouté, de se perdre pour le sauver.

Voilà ce qu’il dit des Anglais. Que pense-t-il des Anglaises ? Beaucoup de bien et quelque mal. Il en connaît de charmantes, il en a peu rencontré qui réunissent toutes les conditions d’une beauté classique. Il trouve à redire à leurs oreilles comme à leurs dents ; il approuve leurs mains, il fait cas de leur nez finement découpé, il admire surtout la fierté caressante de leurs yeux, le sérieux et la franchise de leur regard. Qu’est-ce après tout que les grâces éphémères d’un corps de femme, frêle enveloppe destinée à cacher des horreurs ? qu’est-ce que la beauté d’une chair corruptible et périssable ? Un rêve, une illusion, un des mille mensonges de la trompeuse Maya. Mais pour un homme