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nous-mêmes, notre estime pour lui se mesure le plus souvent à sa fortune. Qu’il aime l’argent, le juif le lui doit bien. Ne raillons pas le brocanteur de la Smalah d’Horace Vernet parce que, au milieu du tumulte des armes, il ne songe qu’à sa cassette. Toute sa force est là. L’argent est la seule puissance qu’aient respectée chez lui chrétiens et musulmans ; mais, heureusement pour lui, l’argent est, toujours et partout, demeuré une puissance.

L’amour de l’argent, chez le juif, n’a rien que de naturel ; c’est un fait d’atavisme ; nous le lui avons nous-mêmes inculqué pendant des siècles. Ce que j’admire, c’est qu’ils n’en soient pas tous atteints ; et ce qui me trouble, c’est que le chrétien n’en semble guère moins possédé. Car, si l’argent a fait la force du juif, c’est que l’argent était fort sur les chrétiens ; et s’il est vrai que l’or doive rendre le juif tout-puissant, n’est-ce pas que l’or est omnipotent chez nous ?


III

Pourquoi l’argent a-t-il tant d’empire sur nos sociétés modernes ? De cela, je vois plusieurs raisons. L’une sans doute, — nous y reviendrons, — ce sont nos vices ; mais ce n’est pas la seule, car, tout compte fait, il n’est pas sûr que nous ayons plus de vices que nos pères. Une chose certaine, au contraire, c’est que nous avons plus de besoins. L’homme libre, celui qui échappe à la servitude de l’argent, c’est celui qui offre le moins de prise à ce tyran des âmes, partant celui qui a le moins de besoins. Car nos besoins, nos goûts de bien-être, de luxe, de confort sont les liens par où l’argent nous tient enchaînés. Or, nos arts, nos industries, nos sciences modernes ont multiplié à l’infini nos besoins ; et c’est autant de prises que notre corps et notre esprit offrent à l’argent. Jamais les hommes n’ont eu autant de besoins, telle est la vérité ; jamais la vie civilisée n’a eu pareilles exigences. Les bornes du nécessaire ont été reculées ; cela seul suffirait pour que l’argent ait plus d’empire. La faute en est à notre civilisation. Tout s’est compliqué dans la vie moderne, et tout se paye dans la vie moderne.

Nous pouvons vanter la pauvreté, il nous est malaisé de ne pas nous en sentir amoindris. Nous sommes loin de la Judée, ou de la Grèce primitive. La pauvreté n’a plus, chez nous, ni les facilités, ni la dignité qu’elle avait en des civilisations plus simples, chez des peuples plus jeunes, sous un ciel plus clément. L’homme moderne ne vit pas d’une boulette de riz ou d’une poignée de dattes, et le pagne de l’Inde ou de l’Egypte ne suffit plus à nos femmes. Nous sommes des fils de l’Occident, nés d’une terre plus