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aura pour hôte Ploutos l’aveugle. Les cités grecques, après les guerres médiques, la république romaine, après les guerres puniques, tombent sous la tyrannie de l’argent. L’argent est déjà le roi de Rome ; l’orbis romanus appartient aux chevaliers, et les publicains mettent en actions les conquêtes des légions[1].

Laissons l’antiquité. Il semblait que la royauté de Plutus dût être renversée à jamais par le triomphe de la Croix. Il n’en fut rien. De tous les dieux détrônés, c’est celui qui garda le plus d’adorateurs dans le vieux monde païen, en apparence converti à la foi du Christ. En Orient, à Byzance, Chrysostome n’a pas assez d’invectives contre la passion des richesses. En Occident, au printemps des nations modernes, le pouvoir de l’argent reparaît à mesure que refleurissent, après l’hiver des invasions barbares, le commerce et la civilisation. Le moyen âge n’a point eu pour l’argent le séraphique dédain du poverello d’Assise. Le grand rêve de ces siècles de foi a été la pierre philosophale ; l’ambition des sages était de transmuer les métaux en or. L’argent, il est vrai, n’a pas de place dans la féodalité ; mais en peut-on dire autant de la richesse, alors que la terre, presque l’unique base de la richesse, conférait partout le pouvoir, que la propriété avait fini par se confondre avec la souveraineté, que tout propriétaire régnait en roi sur son domaine, si bien qu’on pourrait dire que la féodalité n’a été qu’une hiérarchie de propriétaires ? L’or, l’argent, le vil métal, comtes ou barons, ecclésiastiques ou séculiers, les seigneurs, aux époques les plus chevaleresques, étaient loin d’en faire fi. La grande différence entre l’âge féodal et les temps contemporains, c’est qu’alors la richesse avait une autre nature et s’acquérait par d’autres moyens. Si on la courtisait moins, c’est qu’on ne se faisait pas scrupule de la prendre par force. Quand l’épée et le haubert pouvaient tout se permettre, que régnait sur le monde le droit du poing, le faustrecht des Allemands, le plus riche était le plus fort. Riche était synonyme de puissant. Li emperere riche, dit, de Charlemagne, notre Iliade nationale, la Chanson de Roland[2]. Au temps de saint Louis, chez le pieux Joinville, « riche homme » garde le sens de puissant seigneur[3]. Les deux choses

  1. Voyez, p. ex., A. Deloume, les Manieurs d’argent à Rome.
  2. Chanson de Roland, édition de M. Léon Gautier, vers 718.
  3. Joinville, édition de Wailly, p. 149, 151. C’est ainsi qu’en Espagnoles hauts barons, les futurs « grands » se sont longtemps appelés los ricos hombres, « comme qui dirait les puissans hommes », remarquait Saint-Simon. (Mémoires, édition de M. de Boislisle, Hachette, t. IX, p. 116.) Le généalogiste allemand du XVIIe siècle, Imhof, cité par M.de Boislisle, dit naïvement à ce propos : « Le mot de riche était, en ce temps, le même que celui de puissant, et comme il n’y a rien qui donne autant d’autorité que la richesse, les grands seigneurs se piquaient du nom de ricos hombres. »