d’un ennemi, mais qui a vu tant de choses, qui connaît si bien les événemens et les personnages d’une époque où rien ne semble indifférent à notre avide curiosité, et qui, sauf les parties où sa déposition, après avoir été un réquisitoire contre Bonaparte, devient un plaidoyer en faveur de Barras lui-même, raconte en somme avec sincérité ce qu’il sait. Ma conscience m’a répondu que je n’avais pas ce droit-là ; que j’étais comptable d’un document aussi précieux ; que ce document appartenait à mon pays et à l’histoire tout autant qu’à moi-même ; que j’en étais le dépositaire en même temps que le détenteur, et que l’acte de détruire un dépôt équivaut presque, en bonne morale, à l’indélicatesse de le détourner.
Ayant décidément repoussé la tentation que j’avais eue de supprimer ces Mémoires, j’eus l’idée île les laisser tout simplement dormir leur long sommeil dans un coin de ma bibliothèque. Mais que répondre à mes amis, à mes confrères, à mes maîtres, à tous ceux que l’histoire de la Révolution intéresse et qui me répètent sans cesse : « Ces fameux Mémoires, ne vous déciderez-vous pas enfin à nous les donner ? » Que pouvais-je leur dire, hélas ! si ce n’est : « Je n’ose pas ! » Si du moins la difficulté s’était trouvée par là définitivement résolue, je me serais résigné peut-être, quoi qu’il m’en coûtât, à encourir le reproche de priver les études historiques du profit certain qu’elles doivent tirer de cette publication. « Mais, me disais-je, qu’adviendra-t-il des Mémoires après moi, si je les garde en portefeuille ? Où iront-ils ? A quelles mains le hasard, assez capricieux pour les avoir fait passer entre les miennes, n’est-il pas capable de les livrer ?… Les léguer à la Bibliothèque Nationale, pour qu’un ennemi de Napoléon se serve contre lui de tout le venin qu’il aura extrait de ces pages, en se gardant bien de rappeler et de prouver au lecteur qu’elles ont été dictées par la rancune et l’envie, ce qui enlève toute autorité à leur témoignage ? Les léguer à quelque écrivain consciencieux et sûr, unissant au respect de la vérité le respect du grand homme outragé et calomnié par Barras ? Mais comment pourrait-il établir ce point capital : à savoir que l’ouvrage de Barras est, en tout ce qui concerne la personne et l’entourage de l’Empereur, un pamphlet parfaitement caractérisé, produit de la collaboration de deux haines, un libelle jugé diffamatoire par l’honnête homme qui en eut le premier connaissance ? Pour moi, au contraire, cette démonstration est aisée, grâce aux papiers, aux notes, à la correspondance de M. Rousselin de Saint-Albin que je possède… » Finalement, je dus me résoudre à reconnaître que l’expédient d’ajourner indéfiniment la publication ne valait rien ; car au défaut de porter en soi je ne sais quelle marque de pusillanimité, qui me