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de s’associer à ses orgies : l’Arétin connaissait si bien la gravité de ses mœurs qu’il lui arriva plusieurs fois de s’excuser auprès de lui de ne pas l’inviter, parce qu’il avait ce jour-là trop mauvaise compagnie.


V

Si, au moment de reprendre l’étude de l’œuvre du Titien, nous nous attachons à l’ordre chronologique, nous avons à compter d’abord avec le Saint Marc trônant au milieu de quatre saints, qui prit naissance en 1512, peu de temps après le retour de Padoue (sacristie de Santa Maria della Salute). Le maître montre dans cette composition qu’il sait à la fois créer les figures les plus imposantes et les placer, par la puissance de son coloris, dans un milieu idéal, où elles sont comme transfigurées. Seul le saint assis au fond, sur une sorte de piédestal, pèche par son attitude guindée : on dirait qu’il ignore la présence des quatre personnages debout à ses pieds. Les auteurs du Cicerone croient reconnaître dans ce tableau l’influence de Fra Bartolommeo della Porta, le maître dans l’art de composer, qui avait visité Venise en 1506. Il est certain que le peintre florentin à son tour éprouva l’influence de ses hôtes vénitiens : à partir de ce moment son coloris acquit une intensité et un éclat qui détonnent au milieu des pâles colorations de l’Ecole florentine.

La mort de Jean Bellin valut au Titien une commande d’un intérêt capital, la décoration d’une des salles de ce château de Ferrare, dans lequel s’étaient déroulés tant de drames. Appelé au mois de février 1516 à la cour d’Alphonse d’Este et de Lucrèce Borgia, il se contenta d’abord de terminer la Bacchanale laissée inachevée par Bellin ; puis il peignit, à Venise même, selon toute probabilité, les compositions destinées aux autres parois de cette salle.

Pour être vif comme la poudre, le duc Alphonse n’en montrait pas moins de ténacité dans ses rancunes : nul Mécène de la Renaissance ne se mit aussi souvent en colère. Le Titien de son côté était débordé : on juge si les froissemens manquèrent. Rien de plus édifiant que la lettre du 29 septembre 1519 : « Dites-lui, de notre part, écrit entre autres choses le duc à son agent, que nous sommes surpris de ce qu’il ne veuille pas finir notre peinture et qu’il faut de toute manière qu’il vienne y donner la dernière main, sinon nous en éprouverons un vif ressentiment et nous lui démontrerons qu’il a desservi une personne qui saura le desservir à son tour… » Le moyen de braver de telles menaces ! L’artiste s’empressa d’accourir. La correspondance à laquelle nous venons d’emprunter cet échantillon du style épistolaire de l’époux de Lucrèce Borgia nous fait connaître un autre trait non moins curieux : le