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C’est que chez le Titien, comme l’a fort bien dit M. Bouillier, « tout conspire à l’unité du dessin général ; on sent qu’y ajouter quelque chose serait en gâter l’économie, et qu’on n’en peut rien retrancher sans l’affaiblir. »

En 1508, également, s’il faut en croire MM. Burckhardt et Bode, aurait pris naissance le merveilleux tableau de la galerie Borghèse, pour lequel un amateur parisien a offert récemment la somme fabuleuse de six millions : l’Amour sacré et l’Amour profane. Il est impossible de rendre avec des mots le charme et l’éloquence des lignes, l’éclat du coloris, ces tons si chauds et si suaves, qui plongent l’œil dans un océan de délices. Et que de motifs charmans dans cette allégorie, vis-à-vis de laquelle on se sent à peine le courage de s’enquérir de l’idée mise en œuvre par le peintre ! S’agit-il du vrai amour et de la coquetterie, des vierges sages et des vierges folles ? Cette dernière hypothèse a pour elle la présence d’une lampe entre les mains d’une des deux héroïnes. Peu importe. On oublie tout devant la magie des figures et du paysage.

La composition se distingue par une liberté qui aurait pu faire envie à Giorgione. D’un côté, une femme, aux riches atours, aux cheveux blonds flottans, est assise nonchalamment sur le bord d’un bassin, en forme de sarcophage, dans lequel un Amour plonge le bras ; une de ses mains, gantée, repose sur ses genoux ; l’autre, nue, s’appuie sur un vase ; sa physionomie trahit la lassitude, presque l’ennui, et la rose effeuillée jetée à côté d’elle peut à cet égard passer pour le symbole de son état d’âme. À l’extrémité opposée du bassin se tient, moitié debout, moitié assise, une seconde femme, nue à l’exception d’une draperie qui flotte sur son bras gauche et qui recouvre son sein : élevant d’une main une lampe allumée, elle se tourne, comme pour l’exhorter ou l’implorer, vers sa compagne, mais celle-ci fait la sourde oreille. Ses traits respirent autant de douceur que de noblesse (dès cette époque le Titien savait donner à ses physionomies l’expression la plus touchante). Le bouquet d’arbres qui s’élève derrière la fontaine sert à faire ressortir les carnations éclatantes des deux héroïnes. Au fond s’étend un paysage fouillé plutôt que disposé par grandes masses : on y compte deux villages, de nombreuses collines, une foule de figures, deux lapins qui grignotent, un berger et son troupeau, des chasseurs.

Prenons note de cet amour du détail ; le Titien ne devait pas tarder à simplifier, à résumer, à condenser et à créer des paysages qui seront dramatiques, même en l’absence de personnages.