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romaines et qu’on était résolu à ne jamais aller plus loin ; ce qui restait fut abandonné à Massinissa. Ces demi-mesures soulèvent la colère de M. Mommsen ; il y reconnaît « l’absence de vues, l’étroitesse, l’absurdité du gouvernement républicain », et il est heureux d’opposer à cette conduite timide la politique hardie de l’empire, qui accepta si résolument la tâche de conquérir l’Afrique entière pour la civiliser.

Il est pourtant aisé de se rendre compte des raisons que le gouvernement de la république pouvait avoir pour se conduire comme il l’a fait. Et d’abord reconnaissons que l’on ne se fait pas toujours une idée juste des Romains. Nous les jugeons sur l’étendue de leurs conquêtes ; de ce qu’ils ont fini par soumettre à peu près toutes les nations, nous nous croyons en droit de conclure qu’ils avaient une ambition insatiable, qu’ils se sont jetés sur le monde avec le dessein arrêté de s’en rendre les maîtres, qu’ils agissaient d’après un plan concerté d’avance et qu’ils l’ont accompli jusqu’à la fin sans hésiter ni faiblir. C’est bien ce que laissent entendre, dans l’antiquité même, les admirateurs passionnés des Romains, comme Polybe, qui cherchent des raisons profondes et subtiles pour expliquer leur fortune. En réalité, ils n’avaient pas toujours des pensées si hautes ni une vue si claire de leur avenir. C’était un peuple sage, prudent, que les aventures ne tentaient pas ; s’ils en ont couru quelques-unes, c’est qu’ils n’ont pas pu faire autrement. Une guerre les a conduits à une autre ; ils ont été souvent amenés à faire une conquête nouvelle pour assurer une conquête ancienne. C’était au fond leur caractère et leur force de ne pas concevoir de projets démesurés, quoiqu’ils soient arrivés à posséder un empire hors de toute mesure. Peut-être est-ce cette modération et cette sagesse qui ont rendu leur domination si solide.

L’Afrique paraît les avoir encore moins tentés que tout le reste. C’était une terre lointaine, dont la mer les séparait, une mer terrible, mare sævum, balayée alternativement par le vent du nord et le vent d’ouest, qui poussent les navires sur les écueils. Les habitans aussi leur inspiraient peu de confiance. Ils avaient trop souffert des Carthaginois pour ne pas les détester ; c’était un proverbe chez eux qu’il ne fallait jamais se fier à la foi punique. Quant aux indigènes, ils n’avaient fait que les entrevoir, mais dès le premier jour ils avaient pris d’eux une très mauvaise opinion ; ils les jugeaient capricieux, changeans, ennemis du repos, toujours prêts à se jeter sur les terres du voisin et à vivre à ses dépens. Le pays non plus ne semble pas les avoir séduits. Sans doute les environs de Carthage durent leur paraître très fertiles et parfaitement cultivés ; mais il est probable que pour le reste ils éprouvèrent les sentimens qu’exprimait plus tard Salluste à la