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famille, intervenir auprès du patron pour qu’il reprenne la jeune fille si c’est en son pouvoir. Voilà la part de la charité, c’est-à-dire de l’effort individuel. Mais habiller les enfans et payer le loyer, voilà la part de l’aumône, et je gage que notre docteur en philanthropie, solidarité, altruisme, tout ce qu’on voudra, y contribuera lui-même de sa pièce de cent sous.

Pas plus cependant que la charité, l’aumône ne supporte d’être mal faite. Or il faut reconnaître que sinon toujours, comme on se plaît à l’écrire un peu étourdiment, du moins dans un trop grand nombre de cas, l’aumône est mal faite. Quelqu’un qu’il faut consulter à ce sujet, c’est M. Paulian, secrétaire rédacteur au Corps législatif, mais aussi à ses heures chiffonnier et mendiant, ce qui doit être parfois plus intéressant. Lorsque M. Paulian préparait son premier volume d’études sociales : la Hotte du chiffonnier, j’ai eu le plaisir de chiffonner en sa compagnie, mais je n’ai jamais mendié, et je le regrette, car il a fait des expériences bien curieuses. Tour à tour cul-de-jatte, aveugle, chanteur ambulant, ouvreur de portières, ouvrier sans travail, professeur sans emploi, paralytique, sourd-muet, etc., M. Paulian est arrivé à se faire des journées d’une quinzaine de francs, et il a démontré en même temps, ce qui était son but, combien il est facile d’exploiter à Paris le bon cœur et la crédulité du public. A ce point de vue, le livre de M. Paulian fait honneur aux Parisiens, et comme Parisien je suis tenté de lui en savoir gré. Mais, si j’étais mendiant, je lui en voudrais beaucoup, car il fait grand tort à cette corporation. Il dénonce en effet tous les ingénieux procédés, oserai-je dire les trucs des mendians, pour vivre, sans rien faire, aux dépens du public, soit en demandant purement et simplement l’aumône dans la rue, soit en pratiquant le système plus ingénieux et plus relevé de la mendicité par lettres. Il entre à ce propos dans des détails singulièrement curieux sur l’exploitation dont les personnes charitables sont victimes à Paris, sur le grand jeu, c’est-à-dire la liste avec annotation des personnes chez lesquelles on peut se présenter, qui coûte dix francs, le petit jeu moins complet qui ne coûte que trois francs, les journées de pied-de-biche (celles où les mendians se présentent à la porte des maisons) et les journées d’avenues. Mais ce qui est peut-être plus curieux encore, ce sont les traits que M. Paulian rapporte et qu’il a pu observer par lui-même de l’invincible horreur des mendians pour le travail. Il en cite entre autres une preuve curieuse. Comme la maison où il habite était assiégée par une foule de mendians dont il n’était pas un qui ne mourût de faim, et comme il voulait les mettre à l’épreuve, il avait inventé ceci. En échange d’une petite somme qui assurait leur subsistance