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oublier que la lance d’Achille guérissait les blessures qu’elle avait faites. Il pense qu’un peuple très riche, très industrieux, serait un peuple déchu s’il n’était plus capable de produire de grands caractères, si une paix perpétuelle engourdissait son courage, si, délivré de toute inquiétude, sa vie croupissait comme une eau dormante ou s’il ne cherchait plus son bonheur que dans les enivremens et les corruptions d’un matérialisme raffiné.

Le moraliste reconnaît que la guerre a sur les âmes faibles une pernicieuse influence, qu’elle développe leurs mauvais instincts, qu’elle met leurs passions à l’aise, qu’elle les accoutume à la vie d’aventure et à trouver leur bonheur dans le malheur d’autrui, qu’elle brouille les notions du tien et du mien. On a dit qu’elle fait plus de coquins qu’elle n’en tue, on a dit aussi qu’elle fait les voleurs, que c’est la paix qui les pend. Mais il est de grandes vertus qu’elle seule peut inspirer, qui nous élèvent au-dessus de nous-mêmes, et qui sans (die ne trouveraient plus l’occasion de s’exercer. Dans la paix, l’homme s’appartient, il ne connaît plus d’autre règle que son intérêt personnel, il n’a plus d’autre occupation que de chercher son bien. La plus grande des vertus est l’abnégation, l’esprit de sacrifice, et c’est dans les armées en campagne que cette vertu se pratique. Ce ne sont pas seulement les individus que la guerre ennoblit ; elle donne aux sociétés de salutaires enseignemens. Un grand moraliste allemand l’a définie « une cure par le fer, qui fortifie l’humanité, » et par une générosité du sort, cette cure est plus bienfaisante pour les vaincus que pour les vainqueurs, qui, infatués de leur gloire, s’imaginent facilement que tout leur est permis et que tout leur est possible. Le malheur fait au contraire rentrer les vaincus en eux-mêmes, il les oblige à se juger, à se voir tels qu’ils sont, à se reprocher leurs erreurs, leurs espérances présomptueuses ; il leur arrache « cet aveu d’avoir failli qui coûte tant à notre orgueil. » Tel est le fruit amer des entreprises malencontreuses, vexatio dal intellectum. Supprimez la guerre et ses douleurs, vous supprimerez ces grands examens de conscience, qui préparent les pénitences utiles et les grands relèvemens.

La guerre inspire aux peuples comme aux moralistes des sentimens contradictoires. Quand elle se prolonge, elle leur inflige des souffrances qui leur font prendre la vie en dégoût, et ils maudissent ses dévastations et ses carnages. Et cependant ils la désirent quelquefois, ils la préfèrent aux embarras et aux inquiétudes qui accompagnent les mauvaises paix. Un instinct secret les avertit qu’aux grands maux il faut de grands remèdes, et aux grandes crises des solutions violentes, que la parole ne fait pas toujours des miracles, que la force a son rôle à jouer dans les affaires humaines, qu’à la longue certains malaises deviennent intolérables, qu’il faut en finir à tout prix, et on n’en finit qu’en se battant. Ceux qui s’imaginent que la guerre n’est jamais