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la puissance de l’argent avait des contrepoids ; presque tous ont disparu ; rien ne lui fait plus équilibre. Il est le vrai bénéficiaire du renversement de toutes les autorités anciennes, de la destruction de tous les privilèges de naissance. Resté seul debout, sur un sol uni, il est presque seul à tracer des rangs parmi les hommes.


I

Chaque forme de société est grosse d’une aristocratie, c’est-à-dire d’une classe dominante par sa situation sociale. Or, que voulez-vous qu’il sorte d’une démocratie, d’une société égalitaire dont toutes les autres distinctions ont été effacées, si ce n’est une aristocratie d’argent ? Serait-ce, comme nos pères l’avaient rêvé, l’aristocratie du talent et de l’intelligence ? Mais comment le peuple en serait-il bon juge ? La foule n’a, pour cela, ni assez de lumières, ni assez de connaissances. Elle n’a pas de quoi apprécier le talent ; il lui manque d’habitude une mesure pour en prendre la hauteur ; et elle n’a pas assez d’humilité pour s’en rapporter à autrui. C’est beaucoup quand le peuple reconnaît ses grands hommes, et ne confond pas l’aventurier empanaché avec l’homme de génie. Si matérialistes que nous soyons, nous plaçons bien, en théorie, l’art, la science, le talent, au-dessus de l’argent ; mais tout cela n’est désigné par aucun signe extérieur ; et les récompenses honorifiques, les croix multiformes et les rubans multicolores, inventés pour distinguer le mérite, deviennent trop souvent le prix de l’intrigue ou de la bassesse. Il n’y a guère, pour le peuple, qu’une supériorité tangible, que tous comprennent : la richesse. On la jalouse, mais on la convoite ; on l’admire presque malgré soi. Il entre une sorte de vénération mêlée d’envie dans les regards des foules devant le millionnaire, devant le milliardaire d’Amérique. Comme autrefois sur les saints, on fait courir sur lui des légendes, et à l’argent, comme naguère à Dieu, l’on attribue volontiers des miracles. La démocratie enfante la ploutocratie, — jusqu’aux révoltes de la jalousie des foules contre l’aristocratie nouvelle. C’est une loi de la nature, et c’est une loi de l’histoire. Il en a été ainsi, de tout temps : antiquité, moyen âge, temps modernes ; en Orient comme en Occident, en terre sémitique comme en terre aryenne. Ainsi déjà des républiques grecques ; ainsi de Rome comme de Carthage, la punique. Les « meilleurs », aristoi, c’est de bonne heure, en Grèce, les riches. A Rome, lorsque l’ascendant du patriciat décline, l’influence passe aux chevaliers, à l’ordre équestre,