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de l’ancien régime, témoin la Russie autocratique[1]. Mais en Russie et dans les États absolus, l’argent peut fausser les ressorts du gouvernement ; il ne fait pas la loi. Dans les démocraties, au contraire, surtout aux époques de désarroi moral, l’argent menace de faire la loi.

De tout temps, les républiques ont été exposées à la tyrannie et aux usurpations ; l’usurpation sournoise de l’argent et la tyrannie occulte du pot-de-vin sont de celles dont il leur est le plus malaisé de se défendre. Pour s’en mettre à l’abri, il ne suffit pas d’édicter des lois contre les riches ; il faut des mœurs, il faut de la vertu, — comme disait ce bon Montesquieu, — et quand les mœurs déclinent, là même où subsiste encore de la vertu, ce n’est pas chez les politiciens qu’elle a son refuge.

Ici encore, nous pouvons renvoyer aux États-Unis d’Amérique. Faisons grâce au lecteur des républiques hispano-américaines ; tenons-nous-en aux États-Unis. Sur les plages où débarquaient, au chant des psaumes, les pèlerins de la Fleur de mai, fuyant devant la corruption du vieux monde, règne le gras, le lourd Mammon, au front chauve, à la peau luisante[2]. C’est sous l’œil louche de Mammon que délibèrent les Chambres du congrès, vainement fidèles à la tradition d’ouvrir leurs séances par une prière au Christ. La politique, aux États-Unis, est devenue une besogne suspecte où les honnêtes gens répugnent à tremper leurs doigts. Les partis y ressemblent à des compagnies de mercenaires, équipées et soldées par des groupes financiers qui se disputent à coups de bulletins, avec les emplois lucratifs, la machine à légiférer. La puissance des trusts n’a d’autre contrepoids que les coalitions des « chevaliers du travail » et les violences des syndicats ouvriers. Des États entiers sont les vassaux d’une société industrielle ; et législatures d’États ou congrès fédéral se font les serviteurs des cupidités privées. Propriétaires de mines et rois des chemins de fer savent dicter des lois : ils font voter le bill Mac-Kinley, ils font voter le Sherman bill[3], qui enrichissent un groupe de privilégiés et appauvrissent le pays. La longue administration du parti républicain a été le règne des accapareurs, des monopoles et des coalitions de capitaux. La victoire des démocrates et de l’honnête Cleveland, en 1893, est sortie d’une réaction des intérêts privés et de la conscience publique contre l’oppression de la ploutocratie.

  1. Voyez l’Empire des Tsars et, les Russes, t. II, liv. II, 3e édition ; Hachette, 1893.
  2. Se rappeler le tableau du peintre anglais Wats, exposé, chez nous, au Champ-de-Mars, en 1889.
  3. La loi sur la frappe du métal argent récemment abrogée.