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comprendrait rien. Or, un jour que Braun était chez les Bockerat, une personne qui le cherchait vient l’y relancer : c’est une étudiante qu’il a connue à Paris, Mlle Anna Mahr. Johannes s’empresse de lui offrir une lecture du manuscrit. Elle accepte, elle trouve le début admirable ; et comme le manuscrit est long, on l’invite à rester quelques jours à Friedrichshagen, pour le savourer jusqu’au bout. Il arrive ce qui devait arriver : Johannes s’éprend d’elle, qui s’éprend de lui. Ils sont tous deux d’âme honnête ; aussi ne s’avouent-ils pas leur sentiment réciproque. Mais ils s’y complaisent, ils le laissent grandir, ils le parent des voiles de l’amitié, et, résolus à ne faire de mal à personne, ils ne s’aperçoivent pas que tout chancelle et s’effondre autour d’eux. Tout de suite, en effet, Kathe a deviné une rivale, et une rivale préférée, en cette personne instruite qui sait écouter les manuscrits. Elle ne le dit pas, elle ne se plaint pas : elle s’attriste, elle dépérit, sans seulement que Johannes s’en aperçoive. De temps en temps, elle se croit sauvée : Anna va partir. Mais Anna se laisse retenir, et Kathe retombe, plus atteinte, plus blessée. Si Johannes ne s’aperçoit de rien, les autres voient : madame Bockerat, qui essaye de lui ouvrir les yeux et appelle son vieux mari à la rescousse, et Braun, l’auteur involontaire du malheur. Les efforts de ces braves gens pour ramener l’infidèle nous valent une série de belles scènes, conduites avec beaucoup d’art, et dont l’intérêt va croissant. Puis, ne pouvant rien sur Johannes qu’emporte son aveugle passion, ils s’adressent à sa complice, qu’ils supposent meilleure, ou moins éprise ; et la vieille mère Bockerat trouve la place sensible, dans une courte et belle scène :


Mme BOCKERAT regarde anxieusement autour d’elle, n’approche vivement d’Anna après s’être assurée qu’elle est seule. — Je suis dans une telle angoisse… à propos de mon Jean. Jean est si terriblement violent, vous savez. Et j’ai quelque chose sur le cœur. Je ne puis pas le garder plus longtemps, Mademoiselle ! — Mademoiselle ! — Mademoiselle Anna ! Elle regarde Anna, avec un geste suppliant et touchant.
ANNA. — Je sais ce que vous voulez dire.
Mme BOCKERAT. — M. Braun vous a-t-il parlé ?
ANNA, veut répondre que oui, sa noix s’étrangle, et elle éclate en pleurs et en sanglots.
Mme BOCKERAT, préoccupée d’elle. — Mademoiselle Anna ! Chère demoiselle ! Il faut rester de sang-froid ! Oh Jésus ! Que Jean ne vienne pas ! Je ne sais plus ce que je fais. Mademoiselle, mademoiselle !
ANNA. — C’était seulement… C’est déjà passé. Ne vous inquiétez donc plus, madame Bockerat !
Mme BOCKERAT. — J’ai aussi pitié de vous. Il faudrait n’avoir pas de sentiment humain. Vous avez eu des malheurs dans votre vie. Tout