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surprise qui dominait. Ces hommes sincères, qui venaient de briser un trône, n’avaient pas prévu qu’il fût si malaisé d’élever un autre siège à sa place, et ils étaient visiblement déconcertés par cet embarras. En fin de compte, ce ne fut pas un républicain de bien vieille date qui arracha l’Assemblée à son incertitude, car ce fut Lamartine, par un des discours à la fois les plus brillans et les moins concluans qu’une réunion d’homme ait jamais entendus. Son principal ou, pour mieux dire, son unique argument fut que, la République ayant proclamé le suffrage universel, elle devait en courir tous les hasards, et qu’il ne serait pas digne d’elle de vouloir s’y soustraire. Cet appel courageux fut entendu, et le dernier mot qui termina son éloquente péroraison : Alea jacta est, fut accueilli avec un transport d’enthousiasme dont on ne saurait dire, après l’événement, s’il lit plus de tort à la prudence ou plus d’honneur à la loyauté ingénue de ses auditeurs.

Je ne crois pas pouvoir mieux faire connaître les argumens échangés dans ce débat qu’en empruntant le résumé qui en fut présenté dans cette Revue même par un très jeune écrivain faisant alors ses débuts dans la presse : « Elu par l’Assemblée, disaient les partisans du suffrage universel, le Président ne sera que son serviteur et son agent ; il se confondra avec elle et dépendra d’un caprice de ses volontés : le pouvoir exécutif sera dès lors sous le joug du pouvoir législatif, et dans ce mélange des deux pouvoirs, toute vraie liberté disparaîtra. — Il n’y a plus de liberté ni de sécurité, ajoutaient-ils, quand c’est le même pouvoir qui fait les lois et qui est chargé de les appliquer. Au lieu de faire les lois en vue d’une utilité générale et pour des considérations de quelque durée, on les fait ou on les révoque en vue d’une utilité particulière ; on les fait quand elles sont commodes, et on les révoque quand elles gênent… — Elu par le peuple, répondaient les défenseurs de l’Assemblée, le Président tiendra son pouvoir de la même source que l’Assemblée elle-même : il pourra se dire aussi bien qu’elle le représentant de la volonté populaire, avec cette différence que, tandis que dans l’Assemblée la représentation nationale est éparse et partagée, elle reposera concentrée sur la tête du Président avec toute la force de l’unité. Qui sera suffisant pour tenir tête à cette double influence de la force matérielle du pouvoir et de la force morale de l’élection ? qui pourra résister au représentant de plusieurs millions d’hommes marchant à la tête de cinq cent mille soldats ? Vous allez faire de vos mains un piédestal au despotisme. » L’Assemblée écoutait ces objections et les trouvait, à sa grande surprise, parfaitement justes et aussi fortes les unes que les autres.