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mais une interpellation menace, et, suivant que le langage tenu à la tribune paraîtra à la Chambre, effrayée ou irritée, trop hardi ou trop prudent, l’existence du cabinet peut être en danger. De grandes dépenses publiques sont proposées ; elles peuvent compromettre l’équilibre des finances, mais elles sont appelées par le vœu de populations dont il importe de s’assurer le vote dans une prochaine lutte électorale. Entre ces deux ordres de considérations, je veux bien croire que c’est le plus important, le plus patriotique qui l’emportera habituellement. Pourtant la nature humaine est mauvaise conseillère dans tout ce qui la touche de trop près, et quand on a embrassé un parti par une conviction sincère, on croit aisément que son succès importe avant tout au salut public. Le souverain constitutionnel est préservé de cette tentation : car le sort de tel ministère ou de tel parti doit le laisser assez froid, puisque ce qu’on lui demande c’est de survivre à la chute de tous ceux qui peuvent être vaincus dans l’arène parlementaire, de faire toujours le même accueil au vainqueur, quel qu’il soit, et de s’armer ainsi d’impartialité d’avance à tout événement. Ce qui lui importe donc, c’est moins ce qu’on va faire aujourd’hui que ce qui en sera dans un temps plus ou moins long la conséquence : car si le présent lègue de trop grosses difficultés à l’avenir, c’est lui ou ses héritiers qui en recueilleront le danger ou l’embarras : c’est lui qui aura à payer les intérêts de l’emprunt imprudemment contracté, c’est lui qui aura à soutenir la guerre engagée sans motif, tandis que les auteurs de la faute et de la folie auront depuis longtemps disparu. C’est ainsi qu’un simple calcul de prudence personnelle l’amène à s’attacher principalement à ces intérêts permanens et durables qui sont le fond et comme l’essence de la vie nationale : car les partis passent et changent, leurs passions s’éteignent comme elles s’enflamment, mais la patrie reste, et c’est elle dont la royauté devient naturellement, par sa stabilité au milieu des vicissitudes de tout ce qui l’environne, la représentation la plus éminente. Dans une démocratie surtout, elle demeure le seul point fixe qui ne soit ni agité par tous les vents ni ballotté par le flux et le reflux des marées. Rien d’étonnant qu’elle attire tous les regards et qu’elle intervienne même ouvertement à certains jours avec l’ascendant suffisant pour faire entendre l’appel suprême d’une nécessité patriotique. C’est ainsi que nous avons vu, il y a peu d’années, la reine Victoria, au moment où la discussion d’une réforme électorale menaçait de ne pouvoir aboutir sans causer de profondes commotions, mander auprès d’elle les chefs des deux partis conservateur et libéral, et les presser, presque leur enjoindre de trouver un