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suprême résultat de la science moderne : de nous rendre capables de manger du foin !



Depuis qu’il a renoncé à la littérature, l’activité littéraire du comte Léon Tolstoï est devenue prodigieuse. Elle en est arrivée à ce point que pas une semaine ne se passe sans que, sur un coin quelconque du globe, en Russie, ou en Angleterre, ou en France, nous voyions paraître un nouveau manifeste du plus fécond des moralistes. Mais en même temps que le plus fécond, il en est aussi le plus hardi, le plus libre, et le plus éloquent, de sorte qu’à mesure qu’il parle davantage il trouve davantage à se faire écouter.

Et il arrive malheureusement que, par un phénomène tout à fait extraordinaire, chacun de ses nouveaux écrits, destiné dans sa pensée à compléter les précédens, a plutôt pour effet de nous prouver que nous nous étions trompés sur leur vraie signification. Non pas que le comte Tolstoï se contredise d’un article à l’autre ; nous sentons tout de suite, au contraire, que l’explication nouvelle est la seule qui vaille, et que c’est nous qui, jusque-là, avions mal compris. Mais peut-être sommes-nous indéfiniment condamnés à mal comprendre l’ensemble d’une doctrine qui contient tant d’élémens divers, et que l’auteur s’obstine à nous présenter toujours par morceaux détachés. Je crains bien par exemple que, avec nos habitudes de clarté et de simplicité, nous n’arrivions jamais à deviner par quelle série de nuances insensibles le comte Tolstoï met d’accord sa morale et sa théologie. Tantôt nous voyons en lui un moraliste utilitaire, qui nous recommande le renoncement et la charité pour les avantages pratiques que nous en devons retirer : car il nous dit expressément que notre bonheur peut se réaliser dans ce monde, et que la seule preuve de la divinité de Jésus-Christ est dans l’excellence de ses préceptes moraux. Et nous découvrons ailleurs que le vrai fondement de la morale est dans la volonté de Dieu, et le vrai bien dans une aveugle obéissance à cette volonté surnaturelle. Il n’est pas douteux que, pour le comte Tolstoï, ces deux principes se concilient ; mais nous aimerions à saisir plus nettement le fil qui les rejoint.

Ce fil insaisissable, je l’ai vainement cherché encore dans un grand article de la Contemporary Review sur la religion et la morale. J’espérais que le comte Tolstoï allait enfin nous dire si c’est la morale du Christ qui prouve sa divinité ou si c’est sa divinité qui est la garantie de l’infaillibilité de sa morale. Mais le maître russe s’est borné une fois de plus à développer une seule de ces deux thèses, sans rien nous dire des liens qui la rattachent à l’autre. Il a défini, avec une admirable clarté, ce qu’il entendait par le mot de religion ; il a montré