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ouvrages scientifiques et même les ouvrages qui ne contiennent que des idées devraient toujours être écrits en une langue universelle, et cette langue universelle, il est inutile de la chercher, de la créer : nous l’avons, et c’est le latin. Il est excellent, et pour cause, que l’Histoire de Michelet soit écrite en français; mais quel avantage y a-t-il à ce que l’Histoire d’Henri Martin soit écrite en notre langue? et quel avantage n’y aurait-il pas au contraire à ce qu’elle fût écrite en une langue commune qui permettrait qu’on la lût sans peine, aussitôt qu’elle aurait paru, dans toutes les écoles du monde? Ecrire en sa langue maternelle devrait être le signe qu’on prétend faire œuvre d’art, ne devrait être accordé qu’à ceux qui font œuvre d’art en effet, et devrait être tourné à la confusion de ceux qui, écrivant ainsi, auraient affiché l’ambition d’être tenus pour artistes, alors qu’ils ne le seraient point.

Mais ce n’était pas de cette manière que l’entendaient nos cicéroniens. C’était précisément l’ouvrage d’art qu’ils prétendaient qui devait être écrit en latin, c’était le discours sur des points de morale, c’était la lettre méditée et laborieuse sur un sujet littéraire ou philosophique, c’était la matière poétique industrieusement disposée en vers latins. Voilà qui était proprement l’alexandrinisme et poussé à un degré de raffinement que n’avaient guère connu les anciens ; car ce n’est que par caprice et assez rarement que les Romains se sont avisés de faire des vers grecs. On peut dire, et c’est une chose en effet que Renan a dite souvent sous une autre forme, que l’enseignement littéraire dans les collèges du XVIIe et du XVIIIe siècle a été une application assez curieuse de l’alexandrinisme. Discours latins et vers latins étaient des exercices éminemment alexandrins, surtout par ce tour ingénieux et bien significatif qui consistait à mettre en discours latin et en vers latins de préférence des choses contemporaines. C’est là le point, et le trait caractéristique. Ainsi faisaient très souvent les alexandrins d’Alexandrie, appelant à leur aide toutes les ressources de l’art antique et de la mythologie, à laquelle ils ne croyaient pas, pour placer dans le ciel la chevelure d’une reine d’Egypte leur contemporaine. C’étaient donc de vrais alexandrins que nos bons professeurs, jésuites ou autres, du XVIIe siècle. Seulement, remarquez-le bien, c’était à des enfans qu’ils s’adressaient, c’étaient des enfans qu’ils conviaient à cet art très artificiel, et, réduit à cet emploi, l’alexandrinisme est une chose excellente, et ne l’employant qu’à cet effet les maîtres d’école du XVIIe siècle avaient pleinement raison. C’est précisément parce qu’écrire une œuvre d’art en sa langue maternelle suppose du talent et n’est excusable que si l’on en a, qu’il est naturel et qu’il est salutaire du n’exercer les enfans