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n’a même pas besoin d’être prouvée. On ne tient vraiment qu’à soi, on ne tient à une idée ou à un sentiment que quand cette idée ou ce sentiment est bien à soi, quand on la sent ou quand on le sent bien véritablement sorti du fond de soi-même. C’est alors qu’on a de l’accent, parce qu’on a de la passion, parce qu’on se sent engagé dans ce qu’on dit, parce que vous avez conscience que dans ce que vous écrivez ou dans ce que vous dites, il y va de vous. Quand vous sentez que vous imitez, ou que vous adaptez, ou que vous arrangez, ou que vous avez une réminiscence, vous ne pouvez pas écrire sans une certaine nonchalance, qui, du reste, peut ne pas laisser d’être agréable. Il faut, pour faire œuvre de grand artiste, croire à son œuvre, et on ne croit avec un certain degré de passion qu’à soi-même. Toute littérature forte est donc personnelle. Seulement, si elle est l’expression personnelle d’une pure et simple individualité, elle reste vive, elle reste ardente, elle reste passionnée, mais elle est indigente. C’est une personnalité enrichie d’une foule d’autres sans s’être perdue, sans s’être atténuée elle-même, qui vaut la peine d’être exprimée. Il faut donc que l’artiste classique ait su sortir de lui sans perdre la faculté d’y rentrer, soit sorti de lui pour y rentrer plus riche, soit sorti de lui sans se renoncer, se soit transformé en une foule d’êtres autres que lui sans cesser d’être lui-même, et pour mieux dire se soit transformé en d’autres avec assez de force pour les transformer en lui. Et notez bien que ce ne sont pas là deux périodes successives et distinctes dans la vie du grand artiste ; il ne doit pas passer dix ou quinze ans de sa vie à s’ensemencer et quinze ou vingt ans de sa vie, ensuite, à produire. A la vérité c’est un peu cela, et il y aura toujours une période qui sera plus d’acquisition et une autre qui sera plus de fécondité. Cependant, et dans la première période, l’artiste destiné à être grand produira déjà, ne fût-ce que pour lui : qu’il ne produisît rien, ce serait signe que sa personnalité ne serait pas très forte, et il y aurait danger qu’il ne s’habituât à être un simple dilettante ; et dans la seconde période il sentira le besoin de continuer à s’enrichir : qu’il n’en éprouvât point le besoin ou au moins le désir, ce serait signe qu’il se contenterait de lui, et qu’il en serait content, marque des natures vulgaires, et il y aurait danger qu’il ne se renouvelât point, plus de danger encore, qu’il se copiât, qu’il se répétât, qu’il se « développât » et se paraphrasât, qu’il devînt, ce qui est affreux, un imitateur personnel et comme un humaniste de lui-même. C’est donc une vie en partie double et plutôt en partie multiple que celle du grand artiste destiné à devenir classique, une vie où l’intelligence qui comprend est sans cesse en jeu en même temps que l’imagination qui crée, et, pour tout dire,