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châteaux en Espagne, et je ne parviens pas encore à lasser sa patience et son amitié. Nous passons en proverbe à cause de notre sauvagerie croissante et de notre inaltérable intimité. » Cinq jours avant sa mort, il lui écrira de Washington : « Me voilà débarqué et tout enveloppé de tristesse. Que je voudrais t’avoir près de moi, avec ton bon sens pénétrant, délicat et ferme, pour me réconforter doucement ainsi que tu l’as fait tant de fois ! «Que sait-on? Si son cher Ottavio avait été auprès de lui pour l’aider à traverser une de ces heures sombres où l’on songe à se tuer, peut-être le Lafayette, qui l’avait transporté en Amérique, n’eût-il pas, quelques jours plus tard, ramené en France un cercueil.

Parmi les lettres de sa jeunesse, on remarquera celles qu’il adressait à Taine, « cet homme spécial en tous les genres ». Il y expose la philosophie qu’il s’était faite à l’âge de vingt ans et à laquelle il demeura toujours fidèle ; il était de ces jeunes gens qui se hâtent de philosopher, sachant bien que plus tard ils auront autre chose à faire. Taine avait aussi sa doctrine, qui différait sur plus d’un point de celle qu’il a enseignée dans ses livres. « Je t’ai donné Spinoza, écrivait-il à Prevost, tu m’as donné Burdach et Geoffroy Saint-Hilaire. Je t’ai initié à la métaphysique; tu m’as appris la physique et la physiologie. Frères en philosophie, en politique, en littérature, nos deux esprits sont nés ensemble et l’un pour l’autre, et si je te perdais, il me semble que je perdrais tout mon passé. »

Ces deux spinozistes croyaient l’un et l’autre à l’unité du monde, à l’éternelle substance dont nous ne sommes que les accidens et les modes : « Écouter dans un bois les jeunes oiseaux qui chantent, voiries feuilles s’ouvrir au soleil et sentir en même temps dans notre pensée Dieu se réjouir de sa vie et s’enivrer de son éternelle floraison, n’est-ce pas là l’hosannah dont parle l’Évangile, le vrai psaume digne des bienheureux, l’adoration convenable et douce au vrai Dieu, en ce monde et ailleurs, partout où il végète, respire et pense? » Mais, partant du même principe, ils n’arrivaient pas aux mêmes conclusions. L’un voyait dans la nature l’œuvre d’une intelligence inconsciente supérieure à sa création, l’autre considérait l’esprit comme le dernier mot de la nature. Le maître ayant enseigné que la loi naturelle de tout animal comme de toute plante est de conserver et d’étendre son être, il en tirait la conséquence que nos passions, qui nous servent à nous défendre et à nous agrandir, sont divines comme la nature et « aussi légitimes et salutaires que le feu du soleil, le courant de l’eau et la marche des mondes. » Il disait avec Fourier que les attractions sont proportionnelles aux destinées, et que la sagesse consiste à (cultiver ses goûts, en s’interdisant les excès nuisibles aux autres et à nous-mêmes.

Taine lui représentait en vain que sa prétendue morale n’était que