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En coûte-t-il de se gêner quand on aime? Il n’a jamais connu que les passions de tête, les fièvres de l’esprit, qui sont des fureurs froides.

M. Charles de Rémusat me disait un jour que les hommes d’État dignes de ce nom sont à la fois les plus passionnés et les plus indifférens des hommes. Il voulait dire par là que les grands politiques sont tout feu pour leurs idées et leurs projets, mais qu’ils n’apportent aucune passion dans le choix de leurs instrumens et de leurs moyens. L’indifférence de Prevost-Paradol avait un tout autre caractère. Après s’être échauffé, il se refroidissait subitement; à de certaines heures, il l’a confessé lui-même, il prenait ses rêves en pitié, et cet ambitieux ne pouvait se regarder sans rire. Il se connaissait bien : — « Mes travaux, mes actions, mes désirs, écrivait-il, sont des voyages ; l’indifférence est ma patrie. » Ce qu’il avait dit à vingt ans, lorsqu’il philosophait, il le répétera jusqu’à sa mort : « La vie est un néant, nos plaisirs et nos douleurs sont d’imperceptibles mouvemens dans une goutte d’eau, et le tout ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe... La conviction du néant de nos individualités, la pensée de l’infini auquel nous aspirons tous et qui nous avalera tout à l’heure, c’est le suave mari magno. »

Il savait qu’il était condamné « à désirer ardemment quelque chose, jusqu’à ce que sa petite lampe fût éteinte et son rideau tiré, » et après avoir savouré les plaisirs de l’ivresse, il goûtait les joies amères du dégrisement. — « Pauvres créatures que nous sommes, comme un coup de vent nous change ! Qu’avons-nous donc de stable en nous et à quoi nous attacher? Mais pour être philosophe, il faut adorer nos variations mêmes, qui sont dans l’ordre de la nature comme les mouvemens de la mer et comme les changemens du temps. Qu’il est bon d’avoir conscience de soi et de contempler avec clarté, du haut de sa raison, notre déraison elle-même et l’inconstance aveugle de nos sentimens ! Figure-toi la Terre ayant conscience des saisons et se résignant à l’hiver, comme Cérès à l’absence de Proserpine. » Ce sont là des récréations permises au philosophe, mais que le politique doit s’interdire, sous peine de perdre tout son crédit. Vous aurez beau démontrer aux hommes que vos variations sont dans l’ordre de la nature, ce qu’ils demandent avant tout à ceux qui aspirent à les gouverner, c’est d’être sûrs d’eux-mêmes, et il leur paraît moins dur d’obéir à un tyran qu’à un sceptique, qui, après avoir sollicité les suffrages de ses électeurs, contemple superbement ces insectes du haut de sa raison.

Les défauts de Prevost-Paradol autant que la supériorité de son esprit le rendaient impropre au métier pour lequel il se croyait né ; mais il faut convenir, pour être tout à fait juste, que s’il échoua dans ses campagnes électorales, les circonstances furent pour quelque chose dans l’insuccès de ce spirituel et éloquent publiciste, qui rêvait de devenir un homme d’action. Sainte-Beuve a dit de lui qu’il avait mal choisi