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ne contient pas tout le Shakspeare de la comédie, ne renferme rien au moins qui ne soit de Shakspeare ; hors le style pourtant, hors la facture des vers, et ce rien est quelque chose; quelque chose, hélas ! que nulle traduction ne peut sauver, et que les auditeurs qui comprennent et qui aiment l’italien, surtout l’italien de M. Boito, ne se consolent pas d’avoir perdu.

Le sujet de Falstaff est des plus gais et des plus simples. Il s’agit, on le sait, des entreprises du gros chevalier sur la vertu de Mrs Alice Ford et de Mrs Meg Page; entreprises deux fois déjouées par les honnêtes et spirituelles commères, avec l’aide de leur voisine et amie Mrs Quickly, et de Nannette, fille de Mrs Ford. Deux rendez-vous donnés à sir John tournent également à sa confusion : l’un, chez Mrs Ford, se termine par le fameux plongeon dans la Tamise; l’autre, la nuit, dans le parc de Windsor, sous le chêne légendaire de Herne, par une fantastique mystification : mascarade et bastonnade jusqu’à confession du pécheur et réconciliation finale. J’oubliais, et j’avais tort, les amours de Nannette et du petit Fenton, mêlées gracieusement à la comédie, et que le dénouement consacre suivant l’usage.

Il y a trois aspects principaux sous lesquels on peut envisager la musique de Falstaff et l’admirer. L’action ou le mouvement, la peinture des caractères, la poésie, voilà les trois élémens et comme les trois facteurs principaux qui concourent à la complexe beauté de l’ouvrage. L’étude de la partition va nous les révéler tour à tour et quelquefois ensemble.

L’action d’abord. Depuis longtemps on l’interdisait à la musique, et la musique ne paraissait plus capable de la représenter. « Le mouvement ne lui convient pas » répétaient à l’envi ceux qui à l’envi l’alourdissent et la paralysent. Ils avaient ankylosé l’art des Haydn, des Mozart et des Rossini. Mais voici qu’un maître octogénaire vient dire à la musique : Lève-toi et marche ! Et elle marche, elle court, elle a vingt ans. Quelle course elle fournit tout d’abord! Avec Verdi, jamais de faux départ. Il ne tâtonne pas, il ne se prépare pas à commencer : il commence d’un seul coup, par un accord foudroyant. La porte s’ouvre à deux battans; que dis-je? elle vole en éclats. L’introduction, la querelle de Caïus avec les deux acolytes de Falstaff, traitée dans le style du quatuor classique, est menée à toute vitesse. Le motif principal jette çà et là des touches brillantes, allume une flamme à tous les coins de l’orchestre. Il circule, bondit et rebondit, accroissant par le choc et son élan et sa force. Il frappe un instrument, puis un autre; rien ne l’arrête, rien ne l’essouffle et rien ne l’entame. Sur lui tombent d’aplomb, dru comme grêle, apostrophes, répliques, injures. Falstaff cependant, impassible, se carre en son fauteuil, interposant entre deux ripostes des phrases flegmatiques sous lesquelles ploie l’orchestre subitement aminci. Puis, congédiant Caïus, il demeure seul avec les drôles. Alors