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M. le Prince espérait bien garantir notre armée d’Allemagne contre toute attaque de flanc et lui assurer la liberté de poursuivre sa carrière de succès, lorsque tout à coup il reçut, à son camp de Brugelette[1], avec les ordres du Roi, la nouvelle de la mort de Turenne (31 juillet).

Bien que, pour ces hommes qui vivaient dans un constant péril, la mort sur le champ de bataille parût presque naturelle et fût toujours attendue, Condé ressentit une émotion profonde et « la plus grande douleur du monde en apprenant cette perte si considérable pour le service du Roy, surtout en un rencontre aussi capital. » Ainsi appelé à l’improviste à prendre immédiatement la place de son glorieux émule, il ne peut cacher ce qu’il éprouve : « Je vous advoue que je me croy fort peu propre à bien servir le Roy dans l’employ où Sa Majesté me destine ; c’est un pays d’un travail extrême, et ma santé est si peu affermie que j’appréhende bien d’y succomber, particulièrement si le froid vient avant la fin de la campagne ; vous sçavés que je vous le dis auparavant de partir. J’obéis pourtant, et ne feray jamais de difficulté d’exposer ma vie et le peu qui me reste de santé pour la satisfaction et le service du Roy, mais j’appréande bien que je ne luy puisse pas estre si utile en ce lieu là qu’il le croit et que je le souhaite, et je vous advoue que je ne m’attendois pas à recevoir cet ordre... Je marcheray demain[2]. » Et sombre, chargé de soucis et d’infirmités, mais résolu, l’esprit présent atout, il fit comme il avait dit.

Le jour même, il passait le service à Luxembourg, un des huit maréchaux nommés par le Roi, — la monnaie de Turenne[3], — mais celui-là seul comptait plus que tous les autres ensemble. Non content de lui remettre les chiffres et instructions, Condé prit des mesures pour renforcer les garnisons et laisser à son successeur des ressources en tout genre réparties dans les places[4]. En même temps il donne la route jusqu’à Metz aux troupes désignées pour partir avec lui, douze escadrons, quatre bataillons; Chazeron en a la charge. Deux des nouveaux dignitaires, La Feuillade et Rochefort, depuis longtemps habitués à servir sous M. le Prince, avaient été désignés pour l’accompagner; ils lui étaient moins

  1. 6 kilom. sud-est d’Ath.
  2. M. le Prince à Louvois; camp de Brugelette, 1er août 1675. A. C. (minute autographe).
  3. MM, de Navailles, d’Estrades, de Schomberg, de Duras, de Vivonne, de La Feuillade, de Luxembourg et de Rochefort. — Cette grande promotion était accompagnée d’une mesure importante : pour empêcher le renouvellement du débat scandaleux qui avait indigné l’armée à Sasbach, le Roi modifiait le système du roulement et décidait qu’à grade égal le plus ancien prendrait le commandement. (Louvois à M. le Prince, 30 juillet 1675. A. C.)
  4. Tournay, 2 août, A-C. (minute).