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M. le Prince profite de l’immobilité que les circonstances lui imposent pour appliquer l’activité de son esprit à l’étude des questions qui intéressent l’avenir de son armée, l’avenir de l’Alsace. Il fallait organiser ce grand et beau pays, en compléter l’occupation, le protéger contre l’invasion, le sauver du démembrement. M. le Prince avait rédigé, écrit de sa main un long « Mémoire sur le païs d’Alsace »[1], véritable traité politique et militaire, remarquable par la netteté des vues, la sûreté du jugement, l’étendue de la prévoyance. Rien n’y manquait, description topographique minutieuse[2], tableau des partis, les personnes, les places, le détail des mesures à prendre. Voici quel était le début : « Une des choses qui m’a paru plus essentielle en ce païs icy, c’est qu’il n’y a aucune espèce de gouvernement et quasy aucune autorité establie. » C’était une situation ancienne qui se prolongeait et à laquelle il semblait utile de remédier ; elle avait cependant facilité notre établissement.

Avec la Germanie ou même l’Allemagne, l’Alsace n’avait de commun que la langue ; c’est du Saint-Empire Romain qu’elle faisait partie, comme jadis les Flandres, la Bourgogne, et plus anciennement encore l’Italie, même la France[3]. Ce n’était pas un État ; c’était un cercle, où l’on rencontrait des seigneurs ecclésiastiques et laïques, catholiques ou luthériens, abbés, évêques, villes libres, comtes ou barons, baillis administrant les fiefs des Habsbourg de Vienne ou de Madrid, de divers électeurs ou princes, tous réunis par un faible et flexible lien sous l’autorité nominale de César, souverain éloigné, le plus souvent insouciant, débonnaire, avec des velléités de tyrannie, de rapine et de persécution. L’Alsace avait tenté plus d’un ambitieux, et elle en avait pâti, assez mal protégée et souvent livrée par l’Empire.

Rien de durable ne peut y être fondé si l’on ne s’assure de Strasbourg. « Cette ville, située quasy dans le milieu, est actuellement très mal affectionnée pour le service du Roy. » Les pamphlétaires de profession, ceux qui soufflent partout la haine de la France, s’y donnent rendez-vous. « Elle fournit aux ennemis

  1. Minute autographe et copie plus développée sous ce titre : « Lettre de moy à M. de Louvois à la fin de la campagne 1675. » A. C.
  2. Notons ce passage : « Cette grande quantité de ruisseaux et de rivières qui arrosent les deux Alsaces rend le païs extrêmement coupé et plein de postes avantageux ; pour peu qu’il pleuve, les plus petits deviennent d’une grosseur si inégale, qu’il est presque impossible quelquefois de les passer sans pont. »
  3. Dans une peinture du Xe siècle (Chantilly), l’empereur Othon le Grand, continuateur des Césars de Rome, des empereurs de Byzance, de Charlemagne, est représenté sur son trône, entouré des quatre nations souveraines, mais vassales de l’Empereur : Germania (Allemagne du Nord), Francia, Alamania (Allemagne du Sud, Souabe, etc.), Italia.