de se mettre en travers, comprenant que cela devenait sérieux, et le pauvre homme, bien inconsciemment, bien involontairement, décida le malheur de sa fille en la réduisant aux résolutions désespérées.
Anna avait aussi demandé à faire des études à l’étranger et n’avait pas été mieux reçue. Elle tint conseil avec une amie nommée Inna, qui se trouvait dans la même situation, et il leur parut qu’il n’y avait de salut que dans un mariage fictif. Celle qui se dévouerait offrirait aux autres de les chaperonner pour un voyage d’agrément à l’étranger, et le tour serait joué.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Elles passèrent en revue les jeunes gens qui pouvaient convenir au rôle de mari pour rire, jetèrent leur dévolu sur un jeune professeur d’université qu’elles connaissaient à peine, et mirent leurs chapeaux pour aller le demander en mariage. Sophie trottait, par habitude, sur les talons de sa grande sœur.
Le jeune professeur ne cacha pas son étonnement en voyant entrer dans son cabinet trois jeunes personnes « qui n’appartenaient pas à son cercle de connaissances féminines ». Cependant il les reçut poliment, les fit asseoir, s’assit en face d’elles et attendit. Il y eut un silence embarrassé. C’était plus difficile à expliquer que ses visiteuses ne l’avaient cru.
Anna prit enfin la parole. D’un ton « absolument dégagé », elle demanda à leur hôte « s’il voudrait leur procurer la liberté au moyen d’un mariage fictif avec l’une d’elles », c’est-à-dire avec elle-même ou Inna ; Sophie était trop enfant pour compter. « Le professeur se montra à la hauteur de la situation. Il leur répondit avec le plus grand sérieux et un sang-froid parfait qu’il n’avait pas la moindre envie d’accepter une position de ce genre. » On se salua avec cordialité et l’on se sépara.
Cet échec ne découragea point les deux amies. Elles résolurent de s’adresser à un étudiant nommé Vladimir Kovalevsky, et de mettre moins de solennité dans la demande en mariage. Anna attendit le hasard d’une rencontre avec Vladimir pour lui poser la question, incidemment, au cours de la conversation. Il répliqua que ce serait avec infiniment de plaisir, à une seule condition : il ne voulait épouser ni Anna, ni Inna ; il voulait la petite, Sophie l’ébouriffée. C’était mauvais signe ; un mari fictif ne doit pas avoir de préférences. C’était en outre une grande complication à cause de l’extrême jeunesse de Sophie ; il était certain que le général Kroukovsky les enverrait tous promener.
On vit alors ce qu’il se cachait d’énergie, de ténacité, je dirai presque de dureté, sous les airs épeurés de cette sensitive. Sophie