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c’était vraiment l’artiste dans la joie de la création. Elle achevait de désarmer les préventions par sa simplicité et son existence de bénédictin. Elle était estimée, admirée, et de larges horizons, entièrement neufs pour son sexe, s’ouvraient devant elle. Cependant, sauf dans de courts instans de triomphe, son travail ne l’amusait pas. Il la fatiguait sans remplir le vide insupportable de ses heures. « On voyait déjà poindre chez elle, dit sa biographe, cette soif de vivre qui l’a positivement dévorée dans la suite. Elle n’avait au fond absolument rien du bas-bleu qu’elle semblait être pour quiconque la jugeait d’après son genre de vie. « La « soif de vivre » ne s’apaise pas avec des x, pas plus dans un sexe que dans l’autre, et Mme Kovalevsky s’en apercevait.

Sa sœur lui offrait un autre exemple des périls qui attendent toujours les avant-gardes. Anna concevait l’émancipation féminine d’une façon beaucoup plus radicale que Sophie, et elle était faite pour le rôle d’éclaireur. Rien ne l’arrêtait et elle ne s’embarrassait de rien. Quelques mois de séjour à Heidelberg contentèrent, et au delà, sa grande soif d’instruction. Elle avait bien affaire des professeurs allemands et de leurs bouquins ! Elle voulait écrire des romans ; il lui fallait « apprendre la vie » et tout ce qui ne se trouve pas dans les livres. Sans prévenir ses parens, sans leur donner son adresse, elle partit pour Paris, où elle découvrit sans peine un professeur de passion, éloquent, paraît-il. Pour désintéressé, c’est une autre question. Il était Français, se nommait J… et a joué un rôle dans la Commune. Le siège de Paris les surprit en plein roman. À peine le blocus était-il ouvert que Mme Kovalevsky accourait, escortée du fidèle Vladimir : il était trop tard pour sauver la pauvre Anna.

Une nuit, pendant la Commune, elles veillaient ensemble dans un hôpital. Les Versaillais bombardaient Paris, et l’on apportait à chaque instant des blessés. Parmi les infirmières se trouvaient d’autres jeunes filles russes, et toutes se reconnurent pour s’être rencontrées autrefois dans le monde à Saint-Pétersbourg. Tout en allant et venant, elles s’interrogaient à demi-voix : qu’étaient-elles devenues ? comment se trouvaient-elles là ? Que d’épaves ! La vue des autres réveillant les souvenirs du passé, « le présent leur parut un songe. »

Quelques jours plus tard, le général Kroukovsky fut informé par une même lettre qu’il était indispensable qu’un certain communard appelé J… devînt son gendre, et que ce gendre nécessaire était en grand danger d’être fusillé. On nous assure, et nous le croyons sans peine, « qu’il reçut encore un grand coup en apprenant comment sa fille aînée, dont la conduite était en opposition absolue avec ses idées et ses principes, avait disposé de son sort. »