ingénieuse, se pliant non seulement à tous les besoins de la misère physique, mais à toutes les nuances de la misère morale. Et cependant on peut se demander si, malgré ce déploiement de zèle et de générosité, la charité privée remplit la plénitude de son devoir social. Pour y arriver, deux choses en effet lui font défaut : la liberté et l’organisation.
Pauvre liberté! Elle a donné lieu depuis quelques années d’un côté à tant de déclamations et de l’autre à tant de mécomptes, ceux qui s’étaient donnés comme ses amans passionnés ont trahi si ouvertement la foi qu’ils lui avaient jurée, ceux qui avaient mis un peu naïvement leur confiance en elle, sans bien se rendre compte du prix auquel il faut la payer, ont eu tant de déceptions, que pour oser encore prononcer son nom sans en médire il faut un courage bien rare en France : celui de braver le ridicule. Et cependant, au sein d’un pays qui jouit d’un certain degré de civilisation et de lumières, elle demeure l’instrument le plus puissant qui puisse être mis au service de l’homme. Il n’y a protection ni tutelle qui la vaille ou la remplace. Elle est la condition de toute action efficace. L’obligation n’en tient pas lieu, et la réglementation la paralyse. Les peuples qui ont conservé « ce goût sublime » (est-il encore permis de citer Tocqueville ?) prospèrent et se développent à travers les misères inhérentes au progrès des sociétés complexes; ceux qui l’ont perdu ou qui sont incapables de le comprendre sont voués à la décadence.
La charité est-elle libre en France? Ainsi posée, la question peut paraître paradoxale. Assurément je suis libre dans le quartier où je demeure de faire les aumônes qui me conviennent. Mon voisin de droite et mon voisin de gauche jouissent de la même liberté. Encore fut-il un temps où cette liberté était contestée. Il ne plaisait pas à la Convention que les citoyens fissent individuellement la charité. Une loi du 28 juin 1793 avait interdit toute distribution de pain et d’argent aux portes des maisons publiques ou privées, ou dans les rues. Ces distributions devaient être remplacées par des souscriptions volontaires versées dans la caisse de l’agence des secours publics. La loi du 28 juin 1793 a été abrogée, mais l’esprit de la Convention est encore vivant dans notre législation. Supposez en effet que mes deux voisins et moi nous rencontrions, dans les visites qu’il nous convient de faire, d’autres habitans du quartier, porteurs d’aumônes comme nous, et que nous sentions la nécessité de nous concerter les uns avec les autres pour éviter de secourir les mêmes individus, tandis que nous en laisserions d’autres dans la détresse. Sommes-nous dix ou quinze ? cela nous est permis. Sommes-nous vingt et un ? nous devenons