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qualifiés de l’énergique expression anglaise : starvation wages, des salaires avec lesquels on meurt de faim. Sur la modicité du salaire des femmes, j’ai donné ici même, il y a quelques années, des renseignemens qui malheureusement sont toujours exacts. Dans un journal très répandu, M. Charles Benoist a repris la question de plus près et il est arrivé à des chiffres non moins tristes que les miens. Encore si ces lamentables salaires de trente sous, vingt-cinq sous, vingt sous (parfois moins) étaient réguliers. Mais il y a, dans les industries féminines, plus que dans toutes les autres, ce que dans le langage populaire on appelle de cette expression si énergiquement triste : la morte-saison. C’est alors qu’un salaire même de trente sous, même de vingt sous, serait reçu avec reconnaissance par la mère de famille qui, voyant s’en aller au jour le jour les quelques sous qu’elle a pu mettre de côté pendant l’hiver en prévision de cette triste saison, en est réduite à économiser sur tout, non pas seulement sur sa propre nourriture, mais sur le lait qu’elle achète pour ses enfans. De ces souffrances qu’amène avec lui ce beau soleil d’été qui nous réjouit, nulle femme, peut-être, n’avait reçu aussi souvent la confidence que la supérieure de l’Hospitalité du travail. Le chômage, la morte-saison, ces deux mots revenaient toujours dans les longs et monotones récits que versaient dans son oreille toujours ouverte les femmes recueillies par elle. Le mal lui apparaissait dans son intensité périodique, mais toute son ingéniosité n’y avait jamais trouvé de remède, lorsqu’elle apprit par hasard qu’un industriel d’Armentières avait reçu d’un grand magasin la commande de 12 000 torchons, livrables à une certaine date, tout ourlés. Douze mille torchons, c’était du travail pour plus d’une ouvrière. Bravement la sœur Saint-Antoine s’entremit. Elle offrit, si on voulait bien lui envoyer les torchons, de se charger de l’ouvrage au prix que le vendeur aurait payé, et de livrer la commande au grand magasin à la date fixée. Le prix n’était pas considérable, sept sous la douzaine. Une ouvrière même active peut difficilement arriver à ourler trois douzaines par jour. Le cœur lui saignait de pouvoir offrir si peu ; elle fut étonnée, effrayée presque de l’empressement avec lequel l’ouvrage fut accepté par les ouvrières auxquelles elle s’adressa. Pas une ne recula devant la besogne, et la commande exécutée pendant les mois d’été fut livrée au jour dit. Mais la sœur Saint-Antoine fut curieuse de suivre le sort de ses torchons. Elle s’informa du prix de vente au détail, et elle vit que l’écart était considérable entre ce prix et celui de la matière première et de la main-d’œuvre réunis. La sœur Saint-Antoine ne crut pas que ce fût là sujet de se répandre en imprécations contre l’infâme capital, car elle se rendit compte que chaque torchon doit payer sa part