Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des lieutenans insuffisans, il faut protéger notre frontière du nord, de la mer à la Meuse, frontière dentelée, hérissée de flèches qui semblent poussées et comme perdues dans le territoire de l’ennemi pour le provoquer et le tenter. Il faut sauver ces postes avancés, surtout barrer cette route sur laquelle les alliés espèrent toujours s’avancer triomphalement, la route de Paris ! Les troupes de M. le Prince ne seront pas disséminées ni disposées en cordon ; son armée reste dans sa main. Jamais il ne se conforme à la volonté de son adversaire, dont il ne cherche pas à suivre toutes les évolutions, se bornant à les bien connaître ; aucun général n’a été mieux renseigné par de nombreux correspondans, par d’intrépides et infatigables partisans formés à son école. L’ennemi peut s’agiter dans le vide ; à ses mouvemens Condé en oppose d’autres, toujours différens. Par quelques marches opportunes, par le choix des positions qu’il occupe entre l’Escaut et la Meuse, près d’Ath, de Binche, de Charleroy, se tenant toujours rassemblé, il remédie à la faiblesse de son effectif, à l’insuffisance de ses forces, et il fait avorter toutes les tentatives plus ou moins accusées de l’ennemi du côté de la Meuse sur Maëstricht, Liège, Philippeville, vers l’ouest sur Ath, Audenarde, et même sur les places de la Flandre maritime. Enfin l’ennemi ne peut mettre un pied sur le sol de la France.

Il y eut bien quelques retards et quelques mécomptes habilement palliés. M. le Prince aurait voulu faire plus ; mais il n’était pas libre : il avait à lutter contre les difficultés intérieures, qui venaient, non de ses subordonnés, — celles-là ne l’embarrassaient guère, — mais d’en haut. C’est le Roi, qui voudrait des conquêtes, de grands sièges, et qui plusieurs fois revient à la charge, avec déférence, sans emportement, mais avec une ténacité dont il fallait bien tenir compte. C’est le ministre, dont l’imagination enfante de continuels plans de campagne, les prêtant (non seulement à nos armées, mais à celles des ennemis, et qui soudain ordonne des détachemens, déplace les troupes, retient des généraux, arrête, détourne les renforts, trouble l’économie des opérations et des effectifs calculés avec la plus exacte précision.

Cette lutte sourde dura deux mois; au cours du récit, nous en avons indiqué les principales vicissitudes. Pour la soutenir sans provoquer de périlleuses colères, sans manquer au devoir, il fallut beaucoup d’habileté, de fermeté, de patience. Jamais un refus d’obéissance, jamais une récrimination : les généraux, les troupes que le ministre réclame, M. le Prince les fait partir; les sièges que le Roi indique, il les étudie, il les prépare ; mais il gagne du temps ; les moindres indices sont relevés; le péril est mis en lumière;