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féodal. Et si nous n’avons pas de véritable féodalité industrielle, si le mouvement de concentration des forces de production et des capitaux ne s’est point, généralement, opéré au profit de quelques hautes maisons seigneuriales et de quelques puissantes dynasties manufacturières, nous le devons, pour beaucoup, aux grandes compagnies. Elles n’ont pas laissé se former de vraie féodalité, parce qu’elles en ont pris la place et qu’elles en ont rempli la fonction.

Si elles sont l’organe habituel du régime économique moderne, les grandes compagnies, les sociétés par actions n’ont point le monopole des affaires. Ni en haut, ni en bas, elles n’ont encore tout absorbé. A côté, et parfois au-dessus d’elles, subsistent, quoiqu’en nombre restreint, de grandes maisons industrielles ou financières, demeurées aux mains d’une seule personne ou d’une seule famille. C’est là, pour certains, la vraie féodalité de l’argent. Au premier rang, en avant des princes marchands des deux mondes, en avant des rois du coton de l’Angleterre ou des rois des chemins de fer de l’Amérique, brillent les hauts barons de la finance, les suzerains des Bourses du continent. Etendons notre enquête à ces potentats ; d’eux, aussi, nous aurons à nous occuper plus d’une fois. Est-il vrai, comme on l’imprime, chaque jour, que les trésors des deux hémisphères vont s’engouffrer dans les coffres de ces rois de l’or, comme si leurs caisses étaient une mer où, par une pente fatale, se déversent toutes les économies des peuples civilisés, ainsi que fleuves et rivières se perdent dans l’Océan ?

De grandes, d’énormes fortunes mobilières, édifiées dans la banque, dans les mines, dans l’industrie, dans les chemins de fer, par des mains juives ou chrétiennes (plus souvent par ces dernières), nous en connaissons assurément en France, en Angleterre, en Allemagne, en Amérique surtout. Telles de ces fortunes peuvent se chiffrer par des centaines de millions de francs ; quelques-unes semblent dépasser un ou deux milliards de francs. Jamais le monde n’avait encore vu, en des mains privées, de pareilles accumulations de capitaux, parce que jamais le monde n’avait assisté à un aussi gigantesque mouvement d’affaires, à une production aussi colossale. Il n’est pas étonnant que jamais banquiers ou industriels n’aient entassé dans leurs coffres de fer de semblables monceaux d’or ou de papier ; car, à la différence des temps anciens, la plupart des grosses fortunes d’aujourd’hui sont plutôt en papier qu’en métaux précieux : elles reposent sur le crédit, et elles s’évanouiraient avec le crédit. Le monde n’ayant jamais été aussi riche, il est naturel qu’il n’y ait jamais eu d’hommes aussi riches. Encore cela n’est-il peut-être pas toujours vrai (au moins en dehors de l’Amérique), si vous considérez la valeur