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développement naturel de la richesse publique. Car appauvrir le riche n’est pas enrichir le pauvre, et harceler le capitaliste, ou gêner la formation du capital, c’est tarir, dans sa source, la richesse d’un peuple.

A part ce que certains économistes ont appelé le résidu social, lamentable produit de l’imprévoyance ou du vice, les masses ont vu, partout, leur condition s’améliorer. Du fond de la société émergent des couches nouvelles qui, par le travail et par l’épargne, arrivent à leur tour à l’aisance. En dépit du poids croissant des charges publiques et du faix accablant de la paix armée, il y a, chez nos classes populaires, une ascension progressive vers le bien-être qui, pour être trop lente à notre gré, n’en est pas moins réelle. Et ce mouvement continu d’exhaussement social, les révolutions brusques, les éruptions volcaniques des forces souterraines ne pourraient que le retarder, au lieu de l’accélérer ; car, dans l’évolution sociale, comme dans les formations planétaires, la nature procède lentement, graduellement et non, comme on le croyait au temps de Cuvier, par bonds et soubresauts, par cataclysmes et par révolutions. — Et à quoi bon une révolution puisque, pour ouvrir la voie au progrès social, nous n’avons ni cadres sociaux à rompre, ni moules usés à briser, ni organisation artificielle à détruire, ni hiérarchie surannée à jeter bas ?

Au rebours de l’ancienne société féodale, la société nouvelle n’a pas de corset de fer qui, après lui avoir soutenu la taille durant des siècles, lui comprime la poitrine et arrête sa libre croissance. Elle ne connaît ni castes, ni privilèges de naissance, ni distinction de droits ou de personnes qui en gênent le développement naturel. Elle est flexible, elle a les membres souples, elle est libre de ses mouvemens, elle se prête à toutes les transformations pacifiques ; aucun progrès ne lui est interdit. Pour émanciper ce qu’on appelle, assez improprement, le quatrième état, il n’est pas besoin d’un 1789, puisqu’il n’y a ni féodalité à renverser, ni droits féodaux à supprimer, ni donjons à démolir, ni Chartres à brûler. Si, un siècle après le passage du rouleau de la Convention, il restait encore debout, sur notre terre de France, un ordre privilégié, je serais, quant à moi, de ceux qui appelleraient contre lui un nouveau 14 Juillet, ou qui réclameraient de lui une nouvelle nuit du 4 Août. Mais, en vérité, à moins qu’on n’exige des Français de renoncer au droit de propriété, — je le demande aux hommes qui s’efforcent d’ameuter le peuple contre la féodalité capitaliste, — où sont les droits féodaux et quels sont les privilèges dont nous devons, aujourd’hui, poursuivre l’abolition ?


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.