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d’âmes ; mais qu’est-ce que cela « sans forte organisation, ni action, ni résistance » ? Cavalièrement, ce diplomate au langage peu diplomatique prévenait l’Italie qu’elle serait mise au-dessous de l’Espagne et de la Turquie ; qu’il n’y avait pour elle de salut qu’en M. de Bismarck, et que, si elle s’esquivait, si elle voulait glisser, si elle tergiversait, tant pis pour elle ! elle boirait le calice jusqu’à la lie. Elle recommencerait la dure épreuve de Tunis et pas un doigt ne se lèverait, en Europe, pour l’aider. Elle serait le jouet des uns et la risée des autres, elle expierait cruellement l’irrésolution de Depretis. Ce ne serait pas même pour elle une décadence, puisqu’elle n’aurait pas vécu, n’ayant pas su se faire admettre dans le concert européen. Et le diplomate décochait ce dernier trait, imprégné d’un poison mortel et qui devait enfiévrer le sang italien : « L’ambassadeur d’Italie à Berlin, homme personnellement digne des plus hautes et délicates fonctions, subit l’humiliation de ne pouvoir obtenir une audience de M. de Bismarck[1]. »

C’êtait vrai : le chancelier ne recevait plus l’ambassadeur. Il avait paru très froissé de la publication de la dépêche de M. Mancini, dépêche qui, suivant M. Chiala, était d’une vivacité inusitée — insolitamente fiera[2]. S’il avait, eu la main trop lourde ! Mais non ; plus il frappait, plus on sentait et sa puissance et l’impuissance de lutter et le prix d’une amitié aussi énergique, d’où il pouvait sortir, si on l’obtenait, tant d’heureux effets ; si on la repoussait, tant de désastres. « A combien de millimètres, demandait ironiquement le Diritto, s’élève la cervelle de ceux qui ne voient pas et qui n’entendent pas, qui veulent tenir tête au prince Bismarck[3] ? » M. de Launay lui-même, qui était à la pire place, partageait cette opinion : il se contentait de l’habiller en style de chancellerie. Le jour où M. de Bismarck voudrait chercher querelle à l’Italie, il en aurait le moyen tout trouvé : ressusciter la question romaine ; le jour où il voudrait la ressusciter, il en aurait mille prétextes. Le danger viendrait-il d’ailleurs ? l’Allemagne était la force qui le conjurerait ; pouvait-il venir de M. de Bismarck ? pas de meilleure raison pour conquérir ses bonnes grâces. L’Allemagne étant à la fois la force et le danger, il n’y avait que ce parti à prendre et il fallait se hâter de le prendre : pour immobiliser, pour neutraliser M. de Bismarck, il fallait à tout prix conclure l’alliance avec les puissances centrales[4].

Quant au chancelier de l’Empire, sûr désormais que la Triple-Alliance était faite, et voulant seulement tirer de l’Italie le plus

  1. Chiala, p. 277. — Lettre de Berlin à la Rassegna, du 28 janvier 1882.
  2. Chiala, p. 244.
  3. Chiala, p. 236.
  4. Chiala, p. 231.