Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/711

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

langues sont d’une simplicité enfantine ; que leur importe ? elles suffisent à rendre toutes les idées de ces hommes à l’esprit court et épais, qui ne gouvernent pas leur vie par des abstractions. Si les paroles leur font défaut, ils les remplacent par des gestes, et si les gestes ne sont pas assez clairs, qu’il s’agisse d’un arbre ou d’un oiseau, ils dessinent sur le sable la chose qu’ils veulent dire. Leur arithmétique est plus pauvre encore que leur glossaire, et la plupart d’entre eux ne savent compter que jusqu’à trois. C’est un bien petit mal ; leurs affaires et leurs calculs sont si peu compliqués ! Un révérend Père, qui en avait converti quelques-uns et qui estimait que l’arithmétique est une science nécessaire à un bon chrétien, que lorsqu’on se confesse, il faut pouvoir nombrer ses péchés, avait tenté d’apprendre à ses catéchumènes tous les noms de nombre espagnols jusqu’à cent, jusqu’à mille : « Peine perdue ! s’écriait-il tristement. Le Maure est entré noir au bain et noir il en sortira. Ces gens-là s’embrouilleront toujours dans leurs comptes, et on ne peut avoir aucune confiance dans leurs additions. »

Je ne vois qu’une ombre au tableau, c’est la peur que leur inspirent la magie et les médecins pervers qui s’amusent à jeter des sorts sur le pauvre monde. Vous les étonnez beaucoup en leur disant que la mort est un accident naturel, que tout ce qui a commencé doit finir. Cette nécessité leur échappe, et ils tiennent pour constant qu’on ne meurt jamais que par l’effet d’un maléfice. Après tout, la mort n’a rien qui les épouvante. Ils pensent que nous en faisons l’apprentissage dans nos rêves, que l’âme d’un homme endormi le quitte pour aller vivre ailleurs, dans le ciel ou sur la terre, et qu’une fois dans la vie, quelque sorcier s’en mêlant, elle s’en va si loin qu’elle ne sait plus retrouver son chemin pour rentrer chez elle. Ils ont résolu le problème qui tourmentait Hamlet. Le rêve est pour eux une mort commencée, et la mort un songe qui se réalise et s’achève.

Un Italien me disait un jour qu’il y aurait moins de mécontens dans le monde si les hommes sentaient mieux le prix des bonheurs négatifs. C’est surtout dans le bassin du Chingu qu’ils abondent. Mettez en ligne de compte et les peines d’esprit qui sont épargnées aux Indiens et tous les désirs qu’ils n’ont pas. Ils ne connaissent ni les sombres soucis de l’ambition ni ses folles espérances ni ses âpres convoitises. Leur gouvernement est fort simple. Chaque village a son chef, qui surveille les plantations, s’assure que la tribu a des provisions suffisantes pour la mettre à l’abri de la famine. On le charge aussi de présider les fêtes et d’en faire les frais ou du moins d’y mettre du sien. Malheur à lui s’il vient à passer pour un ladre ! Des fonctions si onéreuses sont peu recherchées, et on cite un sauvage qui s’enfuit à toutes jambes pour ne pas devenir le chef de son village. C’est par là surtout que l’Indien diffère du civilisé d’origine portugaise, qui est le propriétaire nominal