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SOUvent cité les paroles dites par Wagner dès 1852 : « Comme artiste et comme homme, je marche vers un monde nouveau. » Et de tous ceux qui avec Wagner, ou simplement comme Wagner, tentent de marcher vers un monde nouveau, on pourra donc dire encore, s’ils écrivent, et de quoi qu’ils écrivent, qu’ils font de la « littérature wagnérienne ».

Je n’insisterai pas sur l’inconvénient, et même sur le danger, dirai-je, qu’il peut y avoir à concentrer et comme à résumer sous un seul nom de poète, pour merveilleux que soit ce poète, une somme si considérable, et presque illimitée, de conceptions de l’esprit humain. Non pas que cela ne puisse pas avoir été réalisé, mais il n’existe pas, dans le ciel de l’art, de dieu dont le culte exclusif ne dégénère en une fâcheuse superstition ; et d’un autre côté le souci de tout vouloir rattacher à un nom particulier peut entraîner certains esprits à juger plus étroitement des choses même que l’on se proposait d’élever à un plus haut degré de dignité. Ce danger ne m’empêche pas de reconnaître par ailleurs l’avantage qu’il y a aussi à concréter ainsi dans un nom, qui le mérite, tout un ensemble de conceptions qui s’en trouvent dès lors singulièrement éclairées et mises en valeur. Mais sans vouloir m’arrêter à prendre ici parti ni pour ni contre, je retiendrai cependant l’expression, comme je l’ai dit plus haut, pour différencier l’une de l’autre les deux grandes périodes qu’a traversées jusqu’à ce jour la littérature wagnérienne, — et je puis maintenant définir ces différences.

Jusque vers 1872, c’était de la personne même de Wagner, et de chacune de ses œuvres prise séparément qu’il s’agissait toujours. On s’en faisait l’apologiste, ou on les combattait, mais il n’était guère question d’autre chose. On se demandait seulement : « Wagner est-il un homme de génie, ou bien n’est-il qu’un mauvais musicien doublé d’un charlatan ? » Tout le monde sentait, au moins confusément, qu’il n’y avait pas de moyen terme ; et je ne crois pas en effet que jamais personne ait osé écrire que Wagner fut simplement un « bon musicien ». A propos de chaque nouvelle œuvre, c’était donc toujours la même question personnelle qui se retrouvait posée et discutée : « Sommes-nous là en présence de la musique suprême, ou bien est-ce véritablement le sabbat de l’orchestre auquel nous assistons ? » Toute la littérature wagnérienne de cette première période tourne ainsi à peu près exclusivement autour de la personne de Wagner et des œuvres produites à cette époque. Son effort le plus désintéressé, c’est de discuter quelquefois la théorie du drame wagnérien ; mais quoique les écrits de Wagner qui la contiennent datent des environs de 1850, ils sont encore trop