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Mais il n’en est pas moins que, comme règle ou critérium d’une morale, le principe est bien fragile et inconsistant. Qu’il faille étudier son temps pour être moraliste expédient et précis, ce n’est pas douteux ; mais qu’il faille connaître l’âge exact de l’humanité pour instituer une bonne morale, voilà qui met en péril l’institution de cette doctrine. Nous sommes condamnés à ne pas connaître l’âge de l’humanité. L’homme seul, et quelquefois la femme, connaît son âge : l’humanité ne le connaît pas. Il change à tout moment, selon les découvertes de la science, et, par exemple, rien ne nous dit si les Egyptiens sont l’humanité en son enfance ou l’humanité déjà vieille, et si « le peuple bâtisseur » bâtissait parce que c’est un amusement de l’enfance ou parce que c’est une manie de la vieillesse. Pour en parler franc, la philosophie de l’histoire, telle que les hommes de 1800 à 1850 environ ont pris un plaisir infini à la concevoir, n’existe pas. On peut démêler l’esprit d’un temps ; on peut même, quoique ce soit déjà bien difficile et bien audacieux, démêler l’esprit général d’une race. Trouver la loi du développement de toute l’humanité depuis ses origines que nous ne connaissons pas, jusqu’à son avenir que nous connaissons un peu mieux, mais qu’on avouera que nous ne connaissons guère, c’est une chimère ravissante ; assimiler l’humanité à un homme qui se développe, encore que ce soit plausible à certains égards, n’est, à le pousser trop loin et à l’appliquer à tout, qu’un divertissement de rhétorique ; et, sans même chercher la loi du développement général de l’humanité, affirmer qu’il y en a une, c’est une hypothèse. Fonder, ou seulement régler la morale sur la philosophie de l’histoire, c’est donc la rattacher à quelque chose de beaucoup plus fragile qu’elle-même.

Seulement remarquez bien que Saint-Simon, très féru de sciences, tout plein de Newton, de Laplace, de Black, de Cavendish, de Priestley, de Monge, de Berthollol, de Lavoisier, de Fourcroy, de Guyton, obstiné tant à donner le gouvernement spirituel de l’humanité aux savans qu’à tirer une morale de la science, voit toutes choses ou prétend les voir à un point de vue scientifique. Or, ce développement continu et régulier de l’humanité, cet accroissement progressif, satus, ortus, incrementum, au point de vue scientifique, et au seul point de vue scientifique, il est vrai. C’est dans ce sens seulement que Pascal le prend et dans ce sens seulement qu’il l’affirme : « L’homme s’instruit sans cesse dans son progrès ; car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs ; parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ses